Robert Castel, 1933-2013

Nous publions ici une interview réalisée de Pierre Chaillan à la fin du mois de février et que Robert Castel a validée une semaine avant sa mort.

Dans vos travaux, vous décrivez une « grande transformation » comme passage du capitalisme industriel au capitalisme financier. Est-elle achevée ?
Robert Castel. Il est toujours aventureux de prévoir l’avenir. Les sociologues ne sont pas des prophètes. Ils essaient de comprendre les changements et, peut-être, d’extrapoler le sens dans lequel ils vont. Dire « ce sera comme ça » me paraît dangereux. Ce n’est pas un hasard si j’ai intitulé mon avant-dernier ouvrage la Montée des incertitudes. C’était une façon de qualifier la grande transformation en cours depuis une trentaine d’années. Auparavant, il était très répandu de penser que demain serait meilleur. Seule une minorité de gens a maintenant cette espèce d’optimisme. Les sondages d’opinion montrent que beaucoup de Français ont une vision plutôt pessimiste. Pour autant, les choses sont incertaines, et en un sens heureusement : on ne peut pas affirmer avec certitude que « tout fout le camp ». Le pire de l’avenir n’est pas certain.
Avec le capitalisme industriel, 
un compromis s’est établi dans 
les rapports sociaux : ce que vous avez appelé la «société salariale» basée sur la «propriété sociale» ?
Robert Castel. Dans les années 1960, un équilibre relatif a été atteint. Ce n’était pas quelque chose de merveilleux. Beaucoup de baratin a été fait sur les « Trente Glorieuses ». Il persistait de grandes inégalités. Il y avait des injustices pas très reluisantes et des épisodes peu glorieux comme les guerres coloniales. Néanmoins, un certain équilibre a pu être trouvé entre, pour aller très vite, les intérêts du marché et ceux du travail. Ce n’était pas idyllique mais cela a assez bien fonctionné. Cette période qui a succédé à la Seconde Guerre mondiale a permis le développement du droit du travail, de la protection sociale et de l’économie. À partir des années 1970, on a commencé à parler d’une crise, d’abord considérée comme provisoire dans l’attente de la reprise…
Aujourd’hui, ce sont moins 
de protections sociales, de droits sociaux, de santé, de sécurité. 
Où est passé le compromis ?
Robert Castel. Il faut avoir une certaine méfiance vis-à-vis d’un discours hyper-catastrophiste. Le capitalisme industriel avait commencé à s’instaurer d’une manière sauvage au regard de la situation des prolétaires du début du XIXe siècle. Le compromis établi est toujours en vigueur. Nous sommes dans une dégradation de la situation. La question est de savoir jusqu’où cette dégradation ira-t-elle ?
Prenant les exemples de la Révolution française et de Mai 68, vous préférez parler de « métamorphose » ?
Robert Castel. Les dynamiques de changement sont extrêmement complexes. L’histoire ne progresse pas de façon unilatérale en permanence. La sociologie, ce n’est pas les mathématiques. Les mots ont leur importance et sont bien définis. Une métamorphose est une conciliation, un accrochage, une synthèse entre le « même » et « l’autre ». Ce n’est pas nécessairement parfait, ni extrêmement précis, mais c’est au moment où il y a du « même » et du « différent ». L’histoire, ce qui advient, est quelque chose qui fait date, qui fait rupture. Cela amène de l’innovation par rapport à une situation antérieure. On invente mais on n’invente pas tout. On ne repart pas de zéro. Au contraire, on reprend.
Cette idée de «métamorphose» justifie une posture de «critique sociale» ou de «sociologie critique». En quoi la société est-elle critiquable ?
Robert Castel. On ne peut avoir qu’un point de vue critique. J’ai évoqué le prolétariat du XIXe siècle lorsque le fer de lance de la production mourait d’alcoolisme à trente-cinq ans. On n’en est plus là. Les formes actuelles contenues dans la précarité appellent à repenser les processus de dissociations sociales. Ils ne sont pas identiques à ceux qui prévalaient, il y a deux siècles, mais ils semblent avoir la même fonction de délitement des solidarités et de toutes les formes qui font société.
Vous parlez même de désaffiliation ?
Robert Castel. La désaffiliation est la forme limite de ce processus. J’ai utilisé ce terme pour éviter un abus de l’usage du mot exclusion à propos de situations complètement hétérogènes. Dire d’un sans-abri, d’un jeune de banlieue ou encore d’un cadre au chômage qu’ils sont des exclus, cela ne veut plus rien dire à part qu’ils seraient dehors, dans le « hors-social ». Il faut plutôt comprendre les processus qui y mènent. Avant d’en arriver là, on est vulnérable. Ces situations doivent être analysées : elles mènent à la limite d’être déconnecté des rapports de travail, des échanges et des réseaux de sociabilité familiaux, de voisinage, de territoire…
Cette critique n’appelle-t-elle pas 
une transformation sociale ? 
Le changement a été majoritairement souhaité par les Français. Quelles réformes progressistes faudrait-il engager pour sortir de ces incertitudes ?
Robert Castel. La crise semble toujours plus profonde. En 2008, on a pu penser que devant une telle gravité les gens allaient prendre conscience qu’il fallait un changement radical. Il n’en est rien. Pour ma part, je pense que l’on peut être réformiste de gauche. Bien sûr, cela reste à prouver et passe par un repositionnement des droits. Ayant beaucoup pratiqué l’histoire sociale, j’ai appris que rattacher des droits forts au travail a sécurisé la condition ouvrière et a constitué une mutation assez fantastique par rapport à celle du prolétaire. Aujourd’hui, on ne peut pas rester aux termes exacts du compromis social des années 1970. Le nouveau régime du capitalisme se traduit par une grande mobilité. Un travailleur ne restera pas accroché à son emploi toute sa vie. Il passera par des alternances travail et non-travail. Il faut une acceptation et une maîtrise de cette mobilité. Surtout, ces transformations ne doivent pas s’accompagner de déclaration d’inemployabilité, ni conduire à jeter les gens ou à les mettre dans des situations lamentables. Cet enjeu de la sécurisation a été formulé par les organisations syndicales. Le juriste du travail Alain Supiot a proposé, lui, de donner un statut au travailleur. Les propositions qui vont dans ce sens pourraient constituer un réformisme de gauche, sauf que son contenu réel demeure problématique. Il existe plus que des nuances entre la position de la CGT et celle de la CFDT. Je n’ai pas une fonction qui me permet de dire qui a tort ou raison. Mais quelles que soient les divergences entre les syndicats de salariés, j’espère que les positions sont moins éloignées entre eux qu’avec le Medef.
Selon vous, la «propriété sociale» 
est constituée d’une addition 
de droits concédés au travail pour compenser la logique de rentabilité imposée par le capital. Mais aujourd’hui, devant la financiarisation, ne faut-il pas concevoir une «appropriation sociale» nouvelle ?
Robert Castel. Oui, cela pourrait être une façon d’entrevoir les choses. La propriété sociale, cela signifie que le travailleur est propriétaire de droits. Il y a également des propriétaires privés. Un certain nombre de droits sont irrécusables comme la santé, la retraite, etc. On pourrait énoncer six ou sept droits qui fondent un socle assurant au travailleur ses ressources de base pour que le travail continue d’être pourvoyeur d’indépendance sociale et économique. Bernard Gazier a mis en avant les « marchés transitionnels » suivant lesquels le travail est de plus en plus établi sous des formes transitionnelles. De son côté, Yves Barel a mis en évidence que le travail demeure la base de notre intégration sociale. Le travail, même s’il est moins consistant, est tout aussi important. Dans ce contexte, il faut des droits à la formation réelle pour chaque salarié. Cela est un élément nécessaire pour sécuriser le monde du travail.
Dans ces «métamorphoses» sociales, quel rôle attribuez-vous 
au syndicalisme ?
Robert Castel. Le rôle du syndicalisme et de la classe ouvrière révolutionnaire a été très important mais loin d’être exclusif. Henri Hatzfeld a fait une bonne analyse des composantes à l’origine des protections sociales dans son livre Du paupérisme à la Sécurité sociale. Il a démontré au travers d’un siècle d’histoire qu’il n’y a aucune unité au sein du mouvement ouvrier, notamment à cause de l’antagonisme réformisme/révolution et qu’il existe une nébuleuse de positions complexes. Une partie du patronat s’est ainsi ralliée un certain temps à des positions réformistes pour mettre en avant la productivité.
Dans l’ouvrage collectif Changements et pensées du changement (1), 
vous avez accepté de dialoguer 
avec une quinzaine de chercheurs. Vous concluez avec un texte admirable dédié à votre professeur de mathématiques. Relier «objectif» et «subjectif», les affects et les déterminations sociales, Freud et Marx, c’est le chantier qui reste ouvert ?
Robert Castel. Je ne sais pas si ce texte est admirable mais il recoupe une conviction profonde que j’ai depuis mes études de philosophie et ensuite dans mes travaux de sociologie. Contrairement aux conceptions libérales selon lesquelles seul l’individu fait des choix et prend des risques, je pense que l’individu est un sujet social. Nous sommes tous traversés par l’histoire. Ce n’est pas seulement un décor. Cela marque très profondément nos choix, nos amours, nos peines. Nous avons une dette vis-à-vis de l’histoire. J’ai raconté cette anecdote… Très jeune, je n’aurais pas dû faire d’études. J’étais en collège technique. Un professeur surnommé « Buchenwald », ancien déporté et probablement résistant communiste, m’a un peu pris en charge en m’incitant à rejoindre le lycée. Grâce à lui et à travers lui, j’ai fait quelque chose que je n’aurais pas fait. Je crois que j’ai mené ma vie en restant fidèle au système de valeurs qu’il portait. C’est aussi cela la transmission, la solidarité entre les êtres humains. C’est l’image que l’on peut se faire de la société complètement différente de celle qui a pour seul but le profit pour le profit. De ce point de vue, les politiques sociales n’ont pas souvent tenu compte des individus. Elles ont d’abord pris en charge collectivement les membres de groupes. Dans la dernière période, notamment avec la crise, un processus se met en place visant à les placer dans le cadre de politiques des individus. Ce sont les discours qui rendent responsables les individus. Ils ont pour conséquence de ne plus accorder des droits inconditionnels en contrepartie. J’aborde cette question dans l’Avenir de la solidarité (2).
En tant que citoyen, vous êtes signataire de l’Appel des appels, est-ce que cela rejoint cette interrogation ?
Robert Castel. Oui. La position de l’Appel des appels met l’accent sur cette implication de l’individu, non pour recevoir des cadeaux qui lui tomberaient du ciel, mais pour s’inscrire dans une logique de droit. Cela renvoie à la référence première de l’Assemblée constituante de 1793 : la patrie a des devoirs envers les citoyens les plus fragiles. Le droit au secours est le noyau de la politique républicaine.
(1) Changements et pensées du changement. Collectif dirigé avec Claude Martin. 
Éditions La Découverte, 362 pages, 27 euros.
(2) L’Avenir de la solidarité. 
Avec Nicolas Duvoux. « La vie des idées », 
PUF, 103 pages, 8,50 euros.

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