par Sebastian Bähr (neues deutschland)
Quelques jours de vacances à la mer Baltique, mes parents et moi. Nous essayons de savourer ces moments — mais quelque chose perturbe notre idylle estivale parmi les sandwichs de poisson, les cris des mouettes et les tentes de plage en forme de coquillage. Mon père souffre de plus en plus en marchant et il ne réussit plus à avaler grand-chose. Son dos se voûte, ses yeux se plissent, son silence devient coutumier. L’essentiel de son temps, il le passe affalé devant la télé, dans la chambre d’hôtel, pendant que je pars en promenade avec ma mère. Elle a peu d’amis et veut se changer les idées.
Mon père n’a que 61 ans. Il lui reste encore cinq ou six années avant l’âge de la retraite. D’après nos normes sociétales et en l’état de la médecine, il n’est pas si vieux en théorie. J’ai peur pourtant qu’il ne réussisse plus à tenir le coup jusqu’à la retraite au vu de son corps affaibli, de son épuisement, de son emploi de main-d’œuvre.
Des années durant, mon père a relativisé nos mises en garde insistantes à ma mère et à moi : « Tout va bien », chaque fois disait-il, même quand visiblement ça n’allait pas du tout. De tels propos sont à mettre sur le compte non pas seulement d’un idéal de masculinité destructeur, mais aussi de la conscience de ses responsabilités familiales.
Pendant ces vacances, il ne relativise pas. « J’ai perdu la force », me dit mon père lors d’une pause sur le balcon pour fumer, parlant de son métier de vendeur dans le commerce de détail — porter, assembler et démonter, conseiller, ranger, passer les commandes, contrôler l’entrepôt, travailler en caisse, toujours et encore en mouvement. « Je n’y arrive plus », me confie ma mère un peu plus tard en promenade, parlant de sa vie avec mon père. Je crois que mes parents s’aiment toujours après quelque trente ans de mariage, mais les divers fardeaux qui pèsent sur l’un et l’autre, séparément et ensemble, sont bien lourds. Assister au lent déclin d’une personne qu’on aime, la voir ne se traîner plus que péniblement dans la vie, abîmée et se faisant amocher encore en continu, au point de paraître en venir à se résigner tant sur son sort que sur ses soucis de santé petits et gros, est incroyablement exténuant. Et met en colère. Ma mère dirige sa colère surtout contre mon père, et contre l’incapacité de celui-ci à s’occuper de lui-même. Je dirige la mienne essentiellement contre les circonstances qui le privent de sa force et de sa capacité à réagir.
Effacement de la frontière
Je peux comprendre ma mère. Ce n’est pas la première fois que les vacances tournent ainsi. Il n’y a pas si longtemps, mes parents étaient partis en mini-croisière, et le jour de l’anniversaire de ma mère, mon père est resté allongé en cabine pris de douleurs intestinales, leur excursion du jour a dû être annulée. J’ai appris toute l’histoire par texto. Quand mon père vient avec nous au restaurant parce qu’il n’a pas pu faire autrement, il pose sa serviette sur la nourriture qu’il n’a pas touchée. Il faut que les autres convives ne s’aperçoivent de rien. Le stress engendré par son travail salarié a détruit son estomac.
Quand je vois mon père, je vois, parmi d’autres choses, trente ans de conditionnement et mise au pas capitalistes. Cette violence qui lui a été faite et lui est faite encore, et qui fonctionne avant tout en propageant de la peur, on peut en remonter la trace jusque dans le passé tel un fil rouge.
Mes parents s’étaient rencontrés en Saxe dans une usine de moissonneuses-batteuses vers la fin de la RDA. Après la chute du Mur, l’Est a perdu son industrie, mes parents leur emploi, et notre cité d’immeubles sa réputation. J’étais encore petit, mes parents prirent la décision de ne pas avoir de deuxième enfant. Après des années d’incertitude, tous deux ont retrouvé un emploi stable — tout le monde dans notre cercle familial n’a pas eu cette chance. Ma mère a atterri dans la succursale locale d’une PME ouest-allemande, et mon père, dans un supermarché qui avait ouvert à la périphérie de la ville. Ce n’était guère le genre de lieu favorable à la réalisation de soi, mais du moins ces contrats nous apportaient-ils une certaine sécurité. Les gens s’estimaient simplement heureux à l’époque « d’avoir quelque chose » et ne faisaient pas d’histoires. Ceux d’en haut leur assénaient qu’il leur fallait témoigner de la reconnaissance, d’autres étaient plus mal lotis.
Les premières années au supermarché semblent n’avoir été pas si mal d’après les récits qu’en fait mon père. Il y avait des fêtes de Noël, on se rendait visite entre collègues, mon père était de bonne humeur. À la garderie du soir, j’étais souvent le dernier enfant à repartir, mais qu’importe — mon papa jouait parfois le Père Noël à la maternelle, ce qui certainement compensait. Et quand il était affecté au rayon jouets, un modèle d’exposition finissait à l’occasion entre mes mains.
C’est sous le gouvernement fédéral rouge-vert [composé du SPD social-démocrate et du parti écologiste] qu’a été supprimé en l’an 2000 le caractère contraignant des conventions collectives dans la vente de détail — guerre des prix, dumping salarial et concurrence par les coûts, tels étaient devenus les mots d’ordre du secteur. Quelques temps après, la situation a commencé à devenir plus pénible aussi à l’entreprise de mon père, étape par étape. Les primes exceptionnelles ont été drastiquement réduites, les collègues devinrent moins nombreux, et l’ambiance, plus électrique. La cadence de travail, plus rapide, les décisions managériales soi-disant modernes, plus opaques, les heures supplémentaires, plus fréquentes. Le travail par équipes en horaires décalés a coûté de plus en plus d’énergie.
Mon père s’est vu assigner la responsabilité de plusieurs domaines, mais il lui était impossible de réaliser les tâches dans le temps de travail imparti. Dans mon adolescence, plus d’une fois, je lui ai donné le coup de main juste avant la fin de son service, rangeant pour lui à la hâte des paires de baskets pour qu’il puisse rentrer à l’heure à la maison. En avançant en âge, j’ai remarqué comment son rire s’est progressivement estompé — du moins c’est ce qu’il me semble aujourd’hui avec le recul. Mon père est fondamentalement un gars plein d’humour. Il voulait paraître fort en famille, et taisait ses soucis.
L’effacement de la frontière entre son temps de travail et sa vie privée prit pour notre famille une tournure absurde : pour faire des économies, son supermarché s’est séparé un jour de son service de sécurité. Désormais, quelques employé·e·s auraient à assurer l’astreinte de nuit et devraient aller contrôler les locaux en cas de déclenchement de l’alarme — mon père s’est fait remettre un bipeur spécial à cette fin. Le déclenchement du bipeur n’était pas rare. Lors d’une nuit de Noël, si je me souviens bien, mon père a été contraint de partir contrôler le supermarché par trois fois — chaque fois, c’était une fausse alerte. La compensation financière pour le service d’astreinte était une sombre plaisanterie, mais on expliqua à mon père et à ses collègues qu’ils avaient intérêt à ne pas refuser. Pour le supermarché, l’enjeu portait sur une somme probablement de quelques milliers d’euros. Pour nous et notre famille, ce service d’astreinte supplémentaire nous a empêchés d’entreprendre quoi que soit pendant de nombreux week-ends, et de plus, mon père a commencé à avoir des problèmes de sommeil.
Souriez, s’il vous plaît
Adolescent, je ressentais la situation comme injuste, mais, comme mes parents, j’en prenais mon parti autant que faire se peut. Le tour est simple : on a martelé à mon père et à ma mère que leurs emplois étaient menacés — leurs contrats de travail étaient pour ainsi dire une bénédiction qui pouvait leur être cependant ôtée à tout instant. Aucune rébellion, hier tout comme aujourd’hui, ne pouvait vraiment venir à bout de ce sentiment d’insécurité totale, de cette peur du déclassement et de la chute dans la pauvreté. Nous en avions tiré nos conclusions : le travail représentait la part désagréable de nos vies. Le temps qui restait, passé à la maison, offrait des moments précieux pendant lesquels nous pouvions être qui nous étions vraiment. Et : la famille reste soudée.
Mais les choses n’ont cessé d’empirer d’année en année. Les patrons se firent de plus en plus impudents. Mon père est d’une nature profondément pacifique, mais en deux circonstances — dans mon souvenir — il a pété un câble. Une fois, c’était quand les patrons ont réuni l’ensemble du personnel. Un psychologue du travail mandaté par la direction du magasin était venu expliquer aux équipes surmenées que les vraies raisons de leur épuisement étaient à chercher du côté d’une mauvaise alimentation, d’un excès d’alcool et de leur exposition aux courants d’air. Tout le monde s’est fait remettre une fringante brochure aux photos de visages souriants, dans laquelle se retrouvait ce message orné de graphiques. J’ai conservé la brochure jusqu’à aujourd’hui. Une autre fois, c’était quand, à la fin d’une rude journée de travail, mon père s’est fait rappeler à l’ordre par son patron parce que, paraît-il, il fallait qu’il sourie davantage à la clientèle. J’avais rarement vu mon père aussi remonté.
La situation a continué de se dégrader — lentement, mais sûrement. Et puis, il y a quelques années, mon père a fait son burn-out. De manière cynique, quasiment nous nous y attendions. Ses douleurs physiques se combinaient à un épuisement total. Il est resté à la maison plus de six mois, a subi plusieurs opérations chirurgicales et examens de santé. Des mois à patienter entre deux rendez-vous médicaux, parmi douleurs, téléviseur, mutisme, repli, dépression — bien que le début de cette dernière soit difficile à dater avec précision. Son cas m’a montré combien il est difficile de réussir à se faire prescrire certains traitements médicaux sans insistance lourde auprès des caisses d’assurance maladie et des médecins. La direction du magasin lui a fait parvenir deux avertissements durant cette période, pour des broutilles, en gros parce qu’il n’aurait pas accompli ses missions. Un reproche aussi absurde n’aurait probablement pas tenu devant les tribunaux du travail, mais qui peut trouver la force d’engager des poursuites dans une telle situation. Mon père était peu à peu poussé officiellement vers la sortie. Nous nous sommes serré les coudes en famille — ma mère se prenant la part du lion dans l’accompagnement et les soins. Je vivais déjà dans une autre ville, et ne pouvais être là que de temps à autre. On ne s’habitue pas à la mauvaise conscience.
Mon père n’avait été ni le premier ni le dernier à faire un burn-out dans son magasin. Son retour à l’entreprise a été organisé de manière graduelle en conformité avec les protocoles de soins, il a été installé quelques mois au standard téléphonique, et il a fini par travailler surtout en caisse. Il y a là aussi les collègues qui comme lui n’ont plus assez d’énergie pour courir en tous sens et faire de la manutention. La monotonie de la tâche lui inspire de la honte et lui donne le sentiment d’une aliénation accrue. Dans ses autres activités, il avait pu travailler avec davantage d’autonomie et, d’après lui, plus de créativité aussi.
Même si mon père est maintenant retourné dans son emploi — à temps très légèrement réduit —, il n’a jamais entièrement retrouvé la santé depuis son burn-out. Il est abattu, fatigué, sans plus d’énergie, pourtant il lui reste encore cinq ou six années misérablement longues à tirer. « J’ai perdu la force », c’est sa façon à lui de l’exprimer. Que peut-il faire ? La possibilité d’une pension d’invalidité pour maladie professionnelle, il l’associe à des démarches administratives trop pénibles — et cela égratigne aussi sa fierté, il ne veut être « à la charge de personne ». La RDA et la RFA et leurs fétichismes du travail respectifs ne sont certainement pas ici les moins à blâmer pour sa manière d’envisager les choses. Mais s’il démissionnait aujourd’hui, le montant de sa retraite en serait fortement réduit — et craindre la pauvreté à l’âge de la vieillesse n’a rien de délirant au regard de son maigre salaire. Mes parents ont déménagé de leur quartier sans aucune intention d’y jamais retourner. Parce qu’il ne voit pas d’échappatoire, mon père se force à tenir bon et continuer. Mais cela fait bien longtemps que lui, ma mère et moi avons chacun dépassé nos limites. Tous les savants livres de gauche ne me servent ici à rien.
Rouges copies
Pourquoi devrait-il en être autrement ? Le fond de ma pensée : mon impuissance face à l’état de mon père reflète aussi l’incapacité de la gauche sociétale à jouer un rôle porteur de sens pour la classe des exploité·e·s et des opprimé·e·s. Dans la vie de mes parents, tout au long de ces trente dernières années, il n’y a eu aucune organisation de solidarité militante pour les aider à résoudre leurs problèmes concrets ou pour les approcher suffisamment en leur proposant quelque soutien. En fin de compte, ce sont les amitiés — quand il restait encore de l’énergie et du temps à leur consacrer — ainsi que, en dernier recours, la famille, qui se sont trouvés seuls en charge d’aider à tenir bon et faire contrepoids face aux conditions capitalistes. Avec les forces progressistes existantes, peu nombreuses, de leur quartier, ils n’entretenaient aucun lien. Il n’y avait personne de gauche — à part moi — dans la vie de mes parents. Ils ne connaissent la gauche, ou « les rouges », comme disent les vieux avec mépris, que sous forme de pâles images : par le souvenir peu enthousiasmant des « manteaux gris » [fonctionnaires] de la RDA ; via les informations faisant scintiller sur leur écran, sans autre commentaire, des scènes de gens encapuchés courant dans Connewitz [lors des émeutes anti-gentrification] ; quand les politiques professionnel·le·s de gauche s’expriment dans des talk-shows.
Ils ne se représentent pas ce que signifie une victoire collective, 1989 n’est pour eux qu’un mythe révolu et ambivalent. Qu’on puisse gagner aujourd’hui quelque chose collectivement ne leur paraît pas réaliste. L’injustice du capitalisme réel leur est autrement plus contraignante et tangible que l’espoir diffus d’une alternative sociétale émancipatrice ou d’une résistance héroïque et symbolique. Ils sont pragmatiques. Les luttes ouvrières des années 1990 en ex-Allemagne de l’Est ou les manifestations contre les lois Hartz IV [et leur vaste réforme de l’assurance chômage] n’occupent pas une bien grande place dans leur esprit. Je pense qu’ils étaient davantage préoccupés par leurs propres problèmes à l’époque. Ils ont assimilé cependant qu’on avait perdu, comme toujours. Cela ne fait pour eux absolument pas sens de se souvenir des défaites, si pugnaces que fussent certaines de ces batailles. Ils ne veulent pas du retour à la RDA, ne se font aucune illusion sur l’état de la RFA, et regardent l’UE comme la communauté d’intérêts capitalistes qu’elle est.
Il n’est pas surprenant que, dans le milieu de mes parents, certain·e·s flirtent avec l’AfD [Alternative für Deutschland]. Le parti d’extrême droite leur promet un sentiment d’auto-efficacité et, partant, l’espoir d’être pris au sérieux par les puissants. La pénétration des mouvements autoritaires au cours des dernières années a amené les gens même les plus ouverts à douter de leur propre humanité. Les racistes d’hier affichent désormais pleinement leurs convictions, avec fierté et suffisance. Beaucoup d’entre nous parmi les jeunes gauchistes étions parti·e·s, rendant la confrontation plus difficile. Une rencontre de loin en loin ne peut compenser que de façon limitée le complet basculement de certains quartiers et entreprises — même si c’est toujours mieux que rien.
Mon père, toutefois, est « viscéralement » de gauche, quand bien même à contrecœur — il est l’un des rares à l’être resté. Il sait qui l’exploite et pourquoi. Il n’en nourrit pas moins une méfiance profonde à l’égard des syndicats et des partis politiques — on ne peut guère lui en vouloir, car ni les syndicats ni les partis politiques de Saxe n’ont de grands succès à leur actif depuis des années — sauf la NGG, [le syndicat de l’alimentaire et de la restauration,] dont je ne cesse de lui parler. Et aucun d’entre eux n’a apporté d’amélioration concrète dans sa vie à lui. À commencer par son syndicat de branche. Après trois décennies de luttes défensives, seulement 20 % des employé·e·s du commerce de détail dans la partie Est de l’Allemagne dépendent d’une convention collective, le deuxième taux le plus bas toutes branches confondues.
Mais il y a plus que ça. Quand mon père regarde les personnalités invitées dans les médias, il ne voit personne qui fasse partie des « siens ». Le prolétariat du secteur des services, qui ne cesse de croître et auquel il appartient, n’a pas vraiment de représentant·e·s dans l’espace public. Le travail physique, matériel, n’est pas seulement dévalué économiquement et socialement, il n’y a quasi-personne non plus qui se batte pour le défendre de façon visible et convaincante. Je vois bien que c’est ce que souhaiterait faire une partie de Die Linke, du SPD et même de la gauche extra-parlementaire — mais ils n’y parviennent que mal. En guise de miroir supposé, ce qui reste, ce sont les caricatures lamentables et discriminatoires de la télé privée, histoires de « prolos » (est-allemands) et d’allocataires de Hartz IV. Mes parents comprennent l’absurdité de ces images distordues. Il n’empêche qu’elles remplissent leur fonction de mise au pas.
Comment, sans combat, sans figures publiques emblématiques et sans aucune idée de son propre rôle, une identité collective offensive est-elle supposée émerger ? Mon père ne se considère pas comme un travailleur. Mes parents insistent pour dire qu’ils appartiennent à la classe moyenne. L’idéologie capitaliste a réussi à rendre le mot « travailleur » synonyme de « perdant inéduqué » pour beaucoup de gens de son milieu. Dans cette conception, un « travailleur » est quelqu’un qui n’a pas encore réussi à gagner autant que ceux de la couche au-dessus. C’est une personne qui n’en fait pas assez, ou bien qui le fait mal. La classe moyenne, elle, représente la sécurité économique, la culture, les perspectives, la réussite. La condition de « travailleur » est un état qu’on veut laisser derrière soi le plus vite possible, car ceux qui travaillent beaucoup tout en gagnant peu sont vus comme inintelligents ou n’ayant pas su prendre les bonnes décisions.
Joie secrète
Mes parents ne savent rien des débats qui traversent aujourd’hui la gauche, sur la nouvelle politique des classes par exemple. Ils croient que la « gauche ringarde » continue de s’adresser aux ouvriers (masculins) de la métallurgie et de l’industrie manufacturière du 20e siècle et que la « gauche moderne » se préoccupe de luttes sans rapport avec l’emploi. C’est comme s’il n’y avait pas de place pour mes parents, leur mode de vie et leur propre condition salariée. Les collègues de mon père, quant à eux, se perçoivent, non comme une communauté de lutte, mais comme une communauté de souffrance. La majorité d’entre eux ne voient aucun moyen d’obtenir une victoire capable en l’état du système d’apporter un gain concret via une prise de risque jouable — c’est pourquoi, quand on peut et qu’on l’ose, on donne sa démission. De mon côté, j’ai pour dernier espoir de voir mon père quitter son travail le plus vite possible.
Et cela ne lui serait certainement pas chose facile. Cela peut sembler un paradoxe : mon père hait son boulot, mais en même temps il est fier du travail qu’il accomplit. Dans cette fierté — dans laquelle on retrouve sans aucun doute de fortes traces d’identité est-allemande — semble transparaître, de façon insistante et tenace, quelque chose de l’ordre de la résistance. Et quand ça devient sérieux, mon père reconnaît chaque fois les siens. Pas seulement à l’intérieur de son cercle privé. Quand la classe exploitée a fait son entrée sur la scène de l’histoire pendant le référendum en Grèce en 2015, puis lors du mouvement des gilets jaunes en France en 2018, je me souviens avoir perçu chez lui, sinon vraiment de l’espoir, tout du moins une joie secrète. Je dois admettre aussi qu’il avait suivi avec intérêt les débuts du mouvement Aufstehen[, l’initiative de rassemblement des gauches allemandes lancée par Sahra Wagenknecht]. Au vu de sa condition, cela signifiait beaucoup. Il aimait de voir s’y impliquer des chanteuses qu’il écoutait dans sa jeunesse. En dépit de toutes les critiques, justifiées, à l’encontre du contenu et de l’organisation du mouvement, cela a au moins réussi à éveiller son attention.
Il est difficile, bien que non impossible, de percer jusqu’à lui. Mais les dernières décennies ont érigé autour de lui un haut rempart protecteur fait de résignation, de cynisme et de fatalisme. Pour y ouvrir une brèche, il y faudrait un sérieux engagement de terrain, des personnages publics auxquels il lui soit possible de s’identifier, des débats francs sans paternalisme ni leçons, de petites et grandes victoires visibles, un talent pour s’adresser aux gens « comme lui » de très près. Le milieu auquel appartient mon père s’est fait asséner, des années durant, la honte et le repli sur soi. La colère ainsi réprimée est redirigée par certain·e·s vers des couches sociales plus basses — les autres se consument de l’intérieur. Mon père ne serait sans doute pas le premier à descendre dans la rue. Mais s’il existait concrètement une soupape qui permette de canaliser sa colère dans un sens progressiste, on aurait certainement déjà avancé.
Pour l’instant, cette société ne cesse cependant de contraindre mon père dans un rôle d’invisible. Il doit surtout n’exprimer aucune requête, serrer davantage sa ceinture, exécuter son travail en silence et de manière consciencieuse et, par-dessus tout, ne pas déranger. Pour ses patrons, il est en premier lieu un facteur de coût, pour son propriétaire, un obstacle à la vente, pour l’industrie de la culture, un consommateur et un corps étranger. Cette société n’est pas dirigée vers ses besoins et on le lui fait comprendre chaque jour. Mon père s’est constamment efforcé de vivre conformément à l’invisibilité exigée, pour apporter la sécurité à sa famille dans une époque de merde. De l’intérioriser. À un certain moment, il n’a plus pu s’extraire des contraintes systémiques tant subjectives que réelles. Qu’il soit maintenant au bord d’être anéanti par ce rôle, par cette contrainte, et qu’il entraîne ma mère avec lui ; que la majeure partie de l’Allemagne n’en ait rien à foutre des humains comme elle et lui parce qu’ils semblent pour ainsi dire aller de soi ; qu’au lieu d’une vie dans la dignité, ils ne reçoivent que de l’ignorance et quelques applaudissements à l’occasion — cela me met incroyablement en rage.
Cette rage, j’essaie ici, durant ces vacances ensemble au bord de la Baltique, sur la plage avec les mouettes, de ne pas lui laisser trop de place. Nous extraire du quotidien importe plus en cet instant, car sans de bons moments de temps à autre on n’arrive à rien. J’essaie de pointer néanmoins en direction de quelques portes de sortie possibles — mais je réalise aussi que je ne peux pas grand-chose en étant seul. J’admire la force de mes parents pour endurer tout ça.
Cet article est paru initialement dans Analyse et Kritik N°672 puis dans neues deutschland (tous deux en allemand)