Les travaillistes dirigeront le nouveau gouvernement et disposeront d’un clair mandat pour une vraie transformation.
Lors des élections parlementaires norvégiennes du lundi 13 septembre 2021, le pays a effectué un important virage à gauche, les candidat·e·s de gauche ayant remporté 100 des 169 sièges au Parlement. On ne sait pas encore qui va former le gouvernement, mais, selon toute vraisemblance, une majorité de coalition réunira le Parti travailliste (Ap), le Parti du centre (Sp) and le Parti de la gauche socialiste (SV), à moins qu’une coalition minoritaire ne soit composée seulement à partir des deux premiers partis. Une autre possibilité serait que les travaillistes forment un gouvernement minoritaire tous seuls avec le support de la gauche, dans une configuration similaire à celle qu’on trouve au Danemark.
La principale leçon de ces élections est la percée du parti Rouge (R), de la gauche radicale, et devenu le premier parti récent de l’histoire norvégienne à franchir la barre des 4 % nécessaires pour entrer au parlement. Le Parti travailliste, lui, a réussi à rebondir après des chiffres médiocres au printemps dans les sondages, confortant finalement sa position de plus important parti de Norvège, avec un score électoral d’un point inférieur à celui obtenu lors des précédentes élections il y a quatre ans. Le Parti du centre, qui a mené campagne dans l’opposition contre des réformes centralisatrices impopulaires, peut se féliciter de la plus grande progression électorale. Le Parti de la gauche socialiste a également fait une bonne campagne et augmenté son score de 1,6 points de pourcentage. Bien qu’inférieur à ce qu’avaient prédit les principaux instituts de sondage, c’est néanmoins un résultat honorable.
Depuis huit ans maintenant, de 2013 à 2021, la Norvège a été dirigée par une coalition composée de quatre partis de droite. La composition précise du gouvernement a varié au fil du temps, les grands partis de droite étant le Parti conservateur (H) et le Parti du progrès (FrP) anti-immigration d’extrême droite, et les petits partis étant le Parti chrétien démocrate (KrF) et le Pari libéral (V). Ces deux derniers, à l’instar du Parti du centre, ont tenté de se positionner au centre de l’échiquier politique, comme étant ni de droite ni de gauche. Récemment, toutefois, ils ont été forcés de façon croissante de prendre parti entre les deux camps pour pouvoir exercer une influence sur le gouvernement norvégien. Le Parti vert a également clamé par le passé qu’il n’appartenait à aucun camp politique, mais dans cette élection, les Verts ont fait savoir que la tête du Parti travailliste avait leur préférence pour le poste de Premier ministre, déclarant que le gouvernement d’extrême droite n’avait rien fait pour infléchir les émissions de gaz à effet de serre en Norvège ni pour protéger l’environnement.
De ce fait, le bloc politique de gauche se retrouve composé de cinq partis : trois grands partis (Ap, Sp et SV), qui formeront sans doute le nouveau gouvernement, et deux petits partis (R et MDG). Cependant, il faut évoquer les résultats plus en détail, au sortir d’une nuit de dépouillement intense en émotions : dans ce feuilleton politique à rebondissements, la population a vu la droite et la gauche équilibrer leurs scores, tandis que le parti Rouge et le Parti libéral réussissaient à franchir le seuil de l’entrée au Parlement, gagnant huit sièges chacun, tandis que les Verts (à gauche) et le Parti chrétien-démocrate (à droite), à l’inverse, ont fait moins que prévu, avec chacun seulement 3 %.
Insurrection rurale
Que la Norvège puisse passer à gauche à la faveur de cette élection était anticipé depuis quelque temps déjà. Le gouvernement de droite était devenu de plus en plus impopulaire et critiqué pour avoir baissé les impôts sur les riches et réalisé des coupes dans le secteur public et l’État providence. Une vaste réforme territoriale a réduit le nombre de comtés de 19 à 11 et baissé également le nombre de municipalités au prétexte que cette réforme permettrait d’aboutir à des instances locales plus efficaces et plus solides — mais elle a soulevé tant de colère qu’il se pourrait que le nombre de comtés augmente à nouveau, le Parti du centre ayant promis quant à lui de dissoudre toutes les entités nouvellement créées après avoir été fusionnées de force.
Les protestations nées de l’insatisfaction plus générale dans la population en milieu rural et le conflit entre les centres urbains et la périphérie (c’est-à-dire le reste du pays) ont constitué un des principaux thèmes de l’élection. La Norvège couvre un vaste territoire géographique, pour seulement cinq millions de citoyen·ne·s. C’est pourquoi une tendance à la centralisation et à l’urbanisation croissantes est un sujet très pris au sérieux par une majorité de la population, qui y voit un signe que la Norvège est un pays perdant. Qui plus est, comme cette tendance persiste, l’inquiétude, qui, en premier lieu, avait concerné les hôpitaux et les commissariats de police dans les districts norvégiens, s’est transformée en une hostilité farouche. Un mouvement social qui en particulier a émergé ces dernières années est la guérilla des bunads, un groupe de femmes portant des costumes traditionnels (bunad) et qui protestent contre la fermeture locale des maternités, ce qui oblige les femmes à accomplir de longs déplacements en cas de grossesse. À Oslo, il y a eu aussi des manifestations importantes contre le projet de la droite de fermer le plus grand hôpital de la ville pour le remplacer par un nouveau dont beaucoup craignent qu’il ne soit sous-dimensionné par rapport à la population de la capitale.
La montée de la périphérie a conduit à une révolte en soutien au Parti du centre, lequel, davantage que ses rivaux politiques, a su canaliser ce mécontentement. Au début de 2021, leurs chiffres dans les sondages les plaçaient à égalité avec le Parti travailliste autour de 20 %, grâce à l’apport de voix transfuges de la droite. Cependant, après avoir rassemblé sur leur nom un si grand nombre d’électeurs et d’électrices mécontents de la droite et du centre, le parti a commencé à se distancer de la gauche, clamant qu’il ne voulait pas gouverner avec le Parti socialiste (comme ils l’avaient fait entre 2005 et 2013), et se brouillant aussi avec le Parti vert à propos de mesures phares sur le climat. Il a ainsi semblé trop vouloir élargir son terrain, sans comprendre qu’une grande part de sa base électorale éprouvait une insatisfaction réelle vis-à-vis du gouvernement de droite et voulait un vrai changement. Finalement, le Parti du centre a obtenu 13,5 % des voix, promouvant la question du développement dans les zones rurales, l’une de ses revendications principales, sur le devant de la scène — une vision que partagent également les travaillistes et la gauche dans son ensemble.
Un changement climatique assimilé ?
Un autre sujet majeur de la campagne a été le changement climatique, sachant que la Norvège est un grand pays exportateur de pétrole et de gaz. Le débat s’est intensifié après la publication par les Nations unies du nouveau rapport sur le climat le 9 août dernier et la mise en « code rouge » de l’humanité par le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres. Il y a un consensus croissant en Norvège sur le fait que ce qui est parfois appelé « le conte de fée pétrolier norvégien » sera bientôt terminé, quand bien même les opinions divergent à propos des modalités de cette fin, à savoir si celle-ci passera par une transition planifiée avec arrêt délibéré des forages pétroliers, ou bien par une chute soudaine de la demande des marchés. Quatre partis étaient perçus comme des « partis climatiques » (SV, R, MDG et V), et c’est sans doute la question climatique qui explique d’ailleurs pourquoi le Parti libéral a réussi à franchir la barre des 4 %.
Néanmoins, le fait que le Parti vert n’ait pas réussi à atteindre le seuil nécessaire pour entrer au Parlement a provoqué un débat sur un possible moindre intérêt de l’électorat pour le climat que ce qu’en ont dit les médias. Des voix critiques affirment que cela montre que, du fait de la richesse et des niveaux de vie relatifs, la population norvégienne souhaite affronter la réalité climatique et abandonner certains conforts et commodités de la vie moderne. D’autres insistent que le Parti vert s’est montré trop radical et intransigeant, donnant par trop l’impression d’être outrageusement un parti des « classes moyennes urbaines » aux attitudes donneuses de leçons, ce qui a rebuté une partie de l’électorat. Tous les partis à l’exception de l’extrême droite déclarent par ailleurs leur engagement envers les questions du changement climatique et de l’environnement, et il se pourrait donc que les électeur·trice·s qui votent exclusivement sur cet enjeu aient choisi tout simplement d’autres partis que les Verts, et notamment les partis de la gauche dure. Le Parti de la gauche socialiste et le parti Rouge ont aussi fait campagne sur le thème du changement climatique, notamment en faveur d’industries vertes et d’une transition juste dans laquelle ce seront les gros pollueurs qui paieront le prix fort. À l’autre extrémité de l’échiquier politique, le parti d’extrême droite FrP a tenté de défendre l’industrie de production pétrolière norvégienne, essayant d’atteindre les travailleurs·euse·s craignant pour leur emploi — sans grand succès cependant, comme le montre leur score électoral qui continue sa tendance à la baisse depuis l’élection précédente, avec 11,6 % des voix seulement cette fois-ci.
Deux partis de gauche radicale — ou un seul ?
Ces dernières années, des discussions se sont tenues en vue d’une collaboration électorale — voire d’une fusion — entre le Parti de la gauche socialiste et le parti Rouge, tous deux étant de la gauche dure. Le Parti communiste des travailleurs (AKP) et l’Alliance électorale rouge (RV) s’étaient rapproché déjà, ensemble avec l’organisation de jeunesse de l’AKP Jeunesse rouge (RU) et des indépendants, pour former le parti Rouge en 2007. En fait, RV avait été initialement le visage électoral de l’AKP, mais il opérait en tant que parti indépendant depuis 1991.
Le Parti de la gauche socialiste avait été pendant deux ans durant cette époque un partenaire de coalition minoritaire dans un gouvernement composé par ailleurs du Parti travailliste et du Parti du centre. Beaucoup de gens de gauche avaient été déçus parce que le gouvernement apparaissait vouloir maintenir les réformes néolibérales et refusait de taxer les riches. Ce même gouvernement avait également ouvert la mer de Barents aux forages pétroliers et gaziers et s’était plus tard associé à la guerre en Libye sous mandat de l’OTAN. Après huit années au gouvernement, SV a été sanctionné par sa base électorale en 2013, se maintenant à peine au-dessus des 4,1 %. Après cet épisode, le parti a fait une grande embardée vers la gauche sous la direction de son nouveau leader, Audun Lysbakken, peu à peu renouant avec la confiance de sa base électorale. Cependant, ce virage à gauche a aussi signifié que les deux partis de gauche radicale ont fini par voter de plus en plus de la même manière au Parlement et de s’accorder sur la plupart des sujets, ce qui a entraîné une réclamation pour plus de collaboration rapprochée. Cela ne s’est toutefois pas concrétisé dans l’élection de septembre 2021, ce qui est peut-être une bonne chose car une telle collaboration aurait potentiellement envoyé un signal à l’électorat que les partis étaient prêts à bâtir un bloc de gauche norvégien important, prêt à partir à l’assaut du pouvoir, ce qui aurait effrayé probablement une partie des électrices et électeurs, alors que les deux partis ont des bases électorales relativement différentes. Le parti Rouge, par exemple, est encore mis au ban par certain·e·s en raison de son passé communiste — une attitude qui, cependant, prévaut davantage parmi les anciennes générations.
Un fait plus notable, cependant, est peut-être le succès du Parti de la gauche socialiste en particulier auprès des femmes du secteur public, notamment les enseignantes et travailleuses de la santé, alors que le parti Rouge, lui, poursuit une stratégie de long terme consistant à mettre le travail et l’économie au cœur de sa politique. Cela lui a permis de récupérer un électorat mécontent des travaillistes et d’augmenter ses scores parmi les bas salaires et les moins éduqué·e·s. Le Parti de la gauche socialiste se montre intéressé par la participation gouvernementale et, disposant de ses propres ministres, se séduit des électrices et électeurs qui aimeraient voir leur parti occuper des postes à responsabilité. Le parti Rouge à l’inverse, au vu de son niveau de soutien, n’exprime aucun désir d’entrer au gouvernement. Il préfère plutôt pousser à des réformes radicales depuis les bancs parlementaires, ce qui attire d’autres pans de l’électorat, c’est-à-dire celles et ceux qui ne veulent pas voir le radicalisme de leur parti « s’évanouir dans les compromis ».
Des enjeux élevés
Lors des élections norvégiennes, les électrices et électeurs ont fourni un mandat clair en faveur d’un virage à gauche, contre la centralisation, contre les inégalités et les coupes dans l’État providence et les subventions, en faveur de vrais résultats en matière de réformes sociales. Une réforme évoquée par la gauche pendant la campagne a été la gratuité des soins dentaires, car cela n’est pas actuellement inclus dans le panier de soins gratuits du système de santé norvégien. Il y a eu par ailleurs des revendications concernant de nouvelles infrastructures dans tout le pays (démontrées, par exemple, par le succès et les sièges remportés par une liste de candidat·e·s qui réclame un hôpital pour la ville d’Alta à l’extrême nord du pays), mais aussi des hausses d’impôts pour les riches, et une aide d’État pour le développement de nouvelles industries vertes. Le Parti travailliste a opéré quant à lui un clair retour à gauche, en tout cas en comparaison de l’apogée de ses années néolibérales d’il y a 20 ans — et de fait le parti n’aurait pas obtenu un aussi bon score sans cela.
La question demeure de savoir l’importance de ce virage à gauche, et si les travaillistes sont capables de répondre aux attentes énormes qu’ils ont fait naître après huit années de gouvernement de droite et un mécontentement qui s’accroît. Une inquiétude porte notamment sur leurs possibles réticences à rétablir des impôts sur les riches que la droite aurait abolis auparavant. Le parti a déclaré vouloir augmenter certains impôts et taxes, tout en en supprimant d’autres afin de maintenir les recettes fiscales totales à leur niveau actuel. C’est là un sujet de préoccupation car les réformes sociales et le renforcement de l’État providence entraîneront des coûts et devront être financés, ce que le Parti de la gauche socialiste et le parti Rouge proposent de faire en prenant l’argent là où il est le plus disponible.
Un autre sujet d’inquiétude concerne cette fois-ci le Parti du centre, qui, par-delà ses politiques intelligentes en faveur des travailleur·euse·s et des régions, a une base partisane importante de tendance d’abord droitière. Le plus grand défi auquel ce parti devra se confronter pourrait venir de sa propre résistance à agir face au changement climatique. Son vice-président, Ola Borten Moe, a investi l’équivalent de plus d’un million de dollars américains dans des compagnies pétrolières, tandis que le parti s’oppose aux taxes sur les émissions au prétexte que cela affecterait de manière disproportionnée celles et ceux en zone rurale qui dépendent de leur voiture pour se déplacer sur de longues distances. C’est bien sûr vrai concernant les taxes à taux fixe, mais le problème pourrait être résolu pourtant grâce à des mécanismes tels que le système de « taxe carbone et dividende ». Le Parti du centre est en outre un parti traditionnel de propriétaires terriens, et tend à s’opposer aux réglementations environnementales sur l’usage des terres, voulant également éradiquer les mammifères prédateurs tels que les loups — ce que la gauche trouve proprement dérangeant.
En tout et pour tout, ces élections représentent une chance pour la gauche, si bien sûr elle réussit à s’en saisir. Le fait que la gauche radicale soit devenue une force qui compte et que le parti Rouge dispose d’une représentation parlementaire significative, prête à récupérer des électeurs et électrices déçus si le gouvernement ne tenait pas ses promesses, donne de vraies raisons d’espérer. Les attentes sont énormes, ce qui veut dire qu’il pourrait y avoir un prix lourd à payer si les travaillistes ne réussissent pas à se saisir de l’occasion. L’extrême droite n’avait pas grand-chose à dire dans une campagne électorale où l’immigration n’était plus un thème attendu et où la politique de classes a joué un rôle prépondérant. Espérons qu’il en demeure ainsi.
Publié initialement sur le site web de la fondation Rosa-Luxemburg (version intégrale, en anglais)