Marine Le Pen et son Rassemblement national: une hégémonie menacée à l’extrême-droite?

Entre volonté d’incarner une proposition de changement, de rupture réelle et désir de respectabilité, le moment d’affaiblissement que traverse son parti le Rassemblement national peut-il être considéré comme une avancée dans la lutte contre l’extrême droite, ou laisse-t-il présager l’émergence
de chimères bien plus menaçantes ?

Longtemps perçu comme le réceptacle des frustrations économiques, sociales, culturelles et politiques, le Rassemblement national (RN)[1] se targue d’être la première force d’opposition face à E. Macron et de défier l’ordre établi. Position avantageuse puisque seuls 37% des Français•e•s ont confiance dans l’institution présidentielle et 38% dans l’Assemblée nationale.[2] Toutefois, la stratégie de “dédiabolisation” du parti enclenchée par Marine Le Pen depuis sa prise de pouvoir au sein du parti pour le rendre “présidentiable”, déstabilise cette posture. Si les thématiques comme la sécurité et l’immigration sont au cœur des débats médiatiques et politiques, la candidate à la présidentielle semble ne plus en être la seule détentrice, ni la plus crédible. Les échecs électoraux, ou encore l’apparition de candidats comme E. Zemmour apparaissant comme plus clivants et plus à même d’incarner le pôle d’extrême-droite, font chuter Marine Le Pen dans les sondages et fragilisent l’idée d’une victoire du RN en 2022. Entre volonté d’incarner une proposition de changement et de rupture réelle et désir de respectabilité, le moment d’affaiblissement que traverse le Rassemblement national peut-il être considéré comme une avancée dans la lutte contre l’extrême droite ? Marine Le Pen peut-elle toujours être la candidate “naturelle” de l’extrême-droite française?

Le Rassemblement national : un parti d’extrême-droite à succès historiquement perçu et présenté comme protestataire

Les motivations des électeurs RN semblent confirmer le fait que ce parti puisse agglomérer la défiance montante à l’égard du système politique et des partis traditionnels. En effet, la première raison de voter pour le RN, partagée par 40% de ceux ayant déjà glissé un bulletin « bleu marine », correspond au “souhait d’exprimer son mécontentement à l’égard des autres partis politiques”.[3] Ce taux atteint même 55% de ceux qui n’ont voté qu’une seule fois dans leur vie pour le RN. Le vote RN est donc considéré aux yeux de ses électeurs comme un moyen de sanctionner les responsables politiques, laissant penser qu’il s’agirait davantage d’un vote par défaut que par adhésion. Cette position a été conquise par le RN grâce à son discours historique au sein duquel la critique des élites, incapables de répondre aux problèmes des Français•e•s, détient une place centrale. En effet, la rhétorique du RN accuse les différentes élites (celle de l’Union européenne, économique, médiatique et politique) d’être éloignées du peuple, cherchant à défendre ses propres intérêts au détriment de l’intérêt général. Ces accusations sont renforcées par l’encensement d’un peuple idéalisé et la défense des oubliés du système.[4] En outre, le RN jouit de cette perception d’outsider, de parti d’opposition agglomérant la protestation, aussi grâce au peu d’alliances électorales conclues. Les seuls exemples de coopération entre la droite conservatrice et le RN se sont produits aux élections municipales de Dreux en 1983, au conseil régional de Provence-Alpes Côtes d’Azur entre 1986 et 1992 et dans celui de Rhône-Alpes en 1998.[5] Depuis lors, la marginalisation du RN est plus subie que voulue car l’UDF et le RPR décident d’exclure de leurs partis les élu•e•s qui noueraient des alliances électorales avec le parti de Jean-Marie Le Pen. Cette image de cavalier seul a toutefois été savamment instrumentalisée par la direction du parti qui a pu se présenter comme une formation politique à part entière contre laquelle les autres partis se fédèrent en formant un « front républicain ».

La force contestataire du RN est également liée à sa capacité à subvertir l’espace politique en le remodelant et en se présentant comme une alternative à l’alternance entre les anciens compétiteurs. Premièrement, Marine Le Pen tente de substituer le clivage traditionnel gauche-droite à celui des "mondialistes" face aux "patriotes". Dans un espace politique devenu tripolaire en France, le RN a tiré son épingle du jeu en fustigeant la droite conservatrice et la gauche sociale-démocrate, considérées comme incapables de trouver des solutions à la montée du chômage. La stratégie discursive a été d’agglomérer les deux partis qui ont structuré l’espace politique français pendant des décennies avec le sigle "UMPS" car la conquête du pouvoir de l’un ne serait que la continuité de l’autre. Face à l’alternance des deux partis de gouvernement, le RN veut se montrer comme l’alternative brisant l’inertie de la vie politique française.

L’idée que la compétition politique s’effectue actuellement entre ces deux pôles modérés est alimentée par l’imposition des thématiques de prédilection du RN dans les médias. L’insécurité, l’immigration et l’identité nationale reviennent régulièrement dans le débat public, particulièrement à la veille des échéances électorales.[6] Grâce à son exposition médiatique depuis plusieurs décennies, le RN a réussi à faire émerger ses problématiques de société et donc à devenir l’organisation politique la mieux positionnée pour de nombreux médias, pour offrir une analyse de l’actualité. A tel point que les plateaux télévisés, après une journée de mobilisation pour la régularisation des sans-papiers, à l’occasion de la journée internationale des migrants, avaient tendu le micro à des membres du RN pour commenter les revendications des manifestant•e•s.[7] La force contestataire du RN a permis de bâtir un conglomérat électoral qui lui a valu ses succès ; sa dynamique n’est pourtant pas assurée à six mois de l’élection présidentielle.

Des faiblesses discursives, politiques et électorales

Le RN a constamment rencontré des difficultés à traduire son succès national au niveau local. Néanmoins, les dernières élections régionales et départementales ont été un vrai aveu d’échec pour la formation d’extrême-droite avec la perte de sa dynamique électorale. Alors que le RN était annoncé vainqueur dans au moins une région à l’issue des dernières élections, il n’obtient aucune présidence de région et perd la moitié de ses conseillers départementaux et une centaine de conseillers régionaux. Ces échecs aux municipales de 2020 et aux départementales de 2021 peuvent s’expliquer par l’absence de stratégie visant à créer une implantation locale. En effet, les têtes de liste des précédentes élections n’ont pas été réinvesties dans les mêmes localités, or ces scrutins ont énormément bénéficié aux sortants.[8] Le renouvellement des candidat•e•s n’est pas le fruit du hasard mais résulte du départ des élu•e•s de leur parti d’origine. En effet, un quart des conseillers régionaux ont abandonné l’étiquette RN au cours de leur mandat et n’ont donc pas été investis sur ses listes en 2021. La déception des résultats électoraux pourrait alimenter l’idée selon laquelle Marine Le Pen, ne parvenant pas à garantir la stabilité de son parti, n’est pas capable d’accéder au poste le plus élevé de la République ou d’incarner un bloc de l’extrême-droite unifié.

Disposant ainsi d’un très faible maillage d’élu•e•s locaux, le RN se présente uniquement comme une force d’opposition médiatique et non comme un parti à l’écoute et aux côtés de celles et ceux qu’il prétend défendre. Pire, la formation d’extrême-droite semble être le grand absent des mouvements réactionnaires des dernières années qui constituent pourtant une opportunité d’avoir une assise dans la société civile. Les manifestations contre le mariage des personnes du même sexe ont été le théâtre d’un conflit ouvert entre les responsables du RN et les franges catholiques intégristes, un électorat pourtant conquis au vote à l’extrême-droite.[9] Plus récemment, les manifestations contre l’instauration du pass sanitaire semblent comme une occasion manquée pour Marine Le Pen d’étendre son électorat. Si les données sur le profil des manifestant•e•s anti-pass sanitaires restent insuffisantes pour dresser les contours précis idéologiques de ces manifestations, celles-ci ont été, dans de nombreuses villes moyennes, organisées par des militants de Debout La France et des Patriotes.[10] Ainsi, ce mouvement social inédit fait de l’ombre au RN en propulsant sous les yeux des caméras les « petits » candidats de l’extrême-droite, alors même que l’électorat de Le Pen -parmi les « gros » candidats- est le moins opposé à ce mouvement (37%).[11] L’hebdomadaire d’extrême-droite Valeurs Actuelles pointe d’ailleurs le manque de courage politique de Marine Le Pen qui ne prend pas part aux manifestations en soutien aux policiers ou à Génération Identitaire (mouvement politique français d’extrême droite identitaire ayant été dissous en mars 2021 pour provocations à la haine et à la discrimination). La distance qu’entretient le RN avec les mouvements réactionnaires est vecteur de tensions au sein de l’extrême-droite qui se tournait naturellement vers Marine Le Pen.

Alors que le leitmotiv « La France aux français » était au siècle passé la chasse gardée du RN, le champ politique français en 2021 voit fleurir de nombreuses candidatures à la présidentielle de 2022 d’extrême-droite : Nicolas Dupont-Aignan, Florian Philippot et (peut-être) Éric Zemmour. Ainsi, l’espace politique qu’a créé le RN à la droite de la droite conservatrice est actuellement contesté par d’autres formations qui ne craignent pas d’utiliser un discours moins lissé.[12] Il sera difficile de se distinguer de ses adversaires idéologiquement proches dans un paysage politique explosé où les anciens partis de gouvernement se sont significativement affaiblis et où les politiques néo-libérales de Macron et de ses prédécesseurs ont suscité un fort rejet des élu•e•s. Depuis 2017, l’horizon électoral est monopolisé par le duel Le Pen-Macron et les adversaires du RN présentent son discours comme trop laxiste. Le débat entre l’héritière de Saint-Cloud et le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a cristallisé la perte de la force contestataire du RN car le numéro 3 du gouvernement critique sa “mollesse” face à une réforme des cultes musulmans.[13] Cette séquence médiatique illustre les limites de la stratégie du RN de mettre en avant ses thématiques sur lesquelles de nombreux acteurs politiques sont désormais en compétition et lui reprochent de ne pas aller assez loin.

La fin de l’hégémonie à l’extrême-droite?

Les tensions internes au RN ont débouché, avant les élections régionales de 2020, sur l’éviction d’une frange des cadres de la commission d’investiture du parti, organe qui désigne les candidats aux élections. L’unité du parti est questionnée par la présence de deux stratégies distinctes, d’un côté celle de Marine Le Pen et de l’autre celle de son père. La garde rapprochée de Marine Le Pen, principalement des élu.e.s de Hénin-Beaumont[14], suit le projet “mariniste” d’adopter des éléments de langage plus policés (par exemple le terme de “préférence nationale” est délaissé au profit de “priorité nationale”) et de rendre les mesures économiques plus centrales dans le projet d’extrême-droite. Il persiste néanmoins dans le parti des personnalités qui revendiquent une position plus droitière et pour qui les questions d’identité, de sécurité et d’immigration occupent la quasi-intégralité de leur discours. Cette divergence a déjà donné lieu en 1998 à la scission historique du Mouvement national républicain de Bruno Mégret, qui à l’époque envisageait le RN comme un parti prêt à acter des alliances avec la droite conservatrice. Le parti à la flamme tricolore avait perdu de nombreux cadres, militants et voix les années suivantes mais cela n’a pas empêché Jean Marie Le Pen d’atteindre le second tour de la présidentielle en 2002. Le départ de sa petite-nièce Marion Maréchal Le Pen après la lourde défaite de l’élection présidentielle de 2017 a sensiblement fragilisé la frange historique du RN. Autour de cette dernière, gravitent des élu•e•s comme Stéphane Ravier, sénateur des Bouches-du-Rhône, qui ne craignent pas d’utiliser le terme de “grand remplacement” pourtant banni du vocable de la candidate du RN.

À la fragilité interne du RN s’ajoute la dynamique sondagière de E. Zemmour comme vecteur de crise hégémonique du parti des Le Pen dans la constellation de l’extrême-droite. Serait-ce un retour du courant historique du RN en dehors de son cadre? L’approche monothématique centrée sur l’immigration, son penchant pour la polémique et ses revendications économiques néo-libérales ressemblent à la stratégie mise en place par Jean-Marie Le Pen pour construire son électorat. L’ancien polémiste de Figaro capterait le vote des plus diplômés et un large segment de l’électorat de 2017 de François Fillon et de Marine Le Pen.[15] L’enjeu de cette dynamique sondagière ne consiste pas à savoir qui est le plus en capacité de gagner la prochaine élection mais qui peut incarner au mieux le pôle conservateur-identitaire. Les revendications sociales de Marine Le Pen comme la retraite à 60 ans peuvent également constituer un obstacle à cette perspective car les fractions dominantes de ce pôle se positionnent contre. Quant à E. Zemmour, son discours néo-libéral ne conviendra pas aux classes populaires. Les prochains mois seront donc décisifs pour connaître la reconfiguration de l’espace politique français. Quand bien même le RN perd son hégémonie, il a ouvert une voie à l’acceptation d’idées réactionnaires, rendant l’instauration d’un pouvoir néo-fasciste possible.[16] Les échecs électoraux du RN passés sont des victoires idéologiques au présent. L’opportunité qu’offre le « dégagisme » visant le RN ou une énième candidature à l’extrême-droite ne sont pas profitables pour le camp progressiste car de l’échec du RN émergera des chimères bien plus menaçantes.

Références

[1] Pour des raisons pratiques, cet article abordera le parti de Marine Le Pen sous sa dénomination la plus récente.

[2]  En qu(o)i les Françaisont-ils confiance aujourd’hui ?

[3]  En réponse à la question ”Pour quelles raisons avez-vous déjà voté pour des candidats ou des listes du Rassemblement national ?”

[4] Bocquet, Benjamin. “Le populisme du Front national de Marine Le Pen : Continuités et
changements dans le discours frontiste”. Mémoire de Master. Université Catholique de Louvain, 2017

[5] Brustier, Gaël, et Fabien Escalona. « Chapitre 21 / La gauche et la droite face au Front National », Sylvain Crépon éd., Les faux-semblants du Front national. Presses de Sciences Po, 2015, pp. 505-528.

[6] Alec G. Hargreaves, « La percée du Front National », Hommes & migrations, 1313 | 2016, 29-35.

[7] Dans la rue : marche des Sans-Papiers. À la télé : l’extrême droite (et LR)

[8] Cébille, Paul, “Défaut d’implantation, l’épine dans le pied du Rassemblement national ?”, Fondation Jean Jaurès, 23 juillet 2021

[9] Florian Philippot, à l’époque vice-président du RN, minimise la priorité de la lutte contre le mariage entre personnes de même sexe, ce qui irrite fortement la présidente du mouvement « La Manif pour Tous »

[10] Par exemple à Saint-Brieuc : A noter également l’existence d’un cortège initié par les Patriotes lors de nombreuses manifestations contre le pass sanitaire à Paris.

[11]  Le regard des Français sur le mouvement de protestation contre le pass sanitaire

[12] La théorie du « grand remplacement » illustre la précaution qu’a le RN de Marine Le Pen sur les mots. Contrairement à certaines figures du RN et de l’extrême-droite comme Eric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan, la présidente du RN n’y fait jamais explicitement référence mais en partage les constats.

[13] Emission « Vous avez la parole » du 11 février 2021 sur France 2. G. Darmanin dit : « Madame Le Pen dans sa stratégie de dédiabolisation en revient quasiment à être un peu dans la mollesse, je trouve, il faut reprendre des vitamines […] Madame Le Pen ne nomme pas l’ennemi et je trouve qu’en effet que vous êtes plus molle que nous pouvons l’être. »

[14]  Marine Le Pen fait le ménage au Rassemblement national avant les régionales

[15]  Selon un sondage IFOP d’octobre 2021, 24% de l’électorat de 2017 de F. Fillon et 18% de celui M. Le Pen optent pour E. Zemmour à la prochaine élection présidentielle

Selon le sondage Harris interactive de début octobre 2021, il s’agit de 31% de l’électorat de 2017 de
F. Fillon 30% de M. Le Pen qui se tourneraient vers E. Zemmour en 2022
 

[16] Palheta, Ugo. La possibilité du fascisme, La Découverte, Paris, 2018

Publié à l’origine sur le site web de la fondation Rosa Luxemburg

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