Se prononcer pour ou contre le télétravail ne doit pas se réduire à un choix binaire, mais s’appuyer sur une théorie cohérente de politique émancipatrice, en pesant coûts et avantages pour les travailleurs et travailleuses en fonction de leur secteur, de leur catégorie et de leurs revendications, expose Giorgos Charalambous.
Alors que la pandémie sévit maintenant depuis deux ans, les sociaux-démocrates, les progressistes, et même des marxistes et des membres du courant radical, ont suggéré que le travail à domicile devait désormais passer au stade de revendication de travail concrète. Leurs arguments sont les suivants : ce serait une mesure favorable à l’environnement, permettrait d’introduire davantage de souplesse dans la journée de travail, réduirait le temps passé dans les transports, favoriserait une plus grande inclusivité des personnes handicapées, enfin cela permettrait une qualité de vie en milieu urbain qui n’est actuellement envisageable qu’en dehors des agglomérations. Le télétravail permettrait de plus la réduction du trafic et la baisse des prix de l’immobilier dans les zones métropolitaines, qui, ainsi, deviendraient plus accessibles à plus de gens. Pendant la pandémie, les partisans du télétravail ont présenté aussi celui-ci comme un droit fondamental universel, qui plus est rattaché à celui de la santé dans le contexte actuel.
L’argumentaire déployé pour aboutir à cette position ne se fonde pas sur une théorie cohérente de politique d’émancipation — des positions libérales, marxistes ou social-démocrates complètes sur le sujet restant encore à définir — et les arguments émergent plutôt de manière éparse à travers l’espace politique, variant en fonction de la sensibilité idéologique de la personne qui les porte. Mais surtout, les arguments employés sont essentiellement prédictifs et non rétrospectifs, en ce sens que nous manquons cruellement de recul dans les débats sur le télétravail, accompli depuis chez soi ou de n’importe où ailleurs, et que beaucoup de recherches sont encore en cours dont il faut attendre les conclusions avant qu’émergent des allégations de causalité solides.
Des voix se font entendre aussi à gauche qui se prononcent fermement contre les accents dystopiques sous-jacents d’une économie basée sur le télétravail, dénonçant le facteur d’aliénation qu’il représente et l’érosion du temps libre, ainsi que le désordre et l’insalubrité des modes de vie qu’il engendre. Comment, prise entre ces attitudes tranchées, la gauche devrait-elle s’y prendre pour concevoir une stratégie cohérente face au télétravail ?
Le télétravail comme question sociale dans le capitalisme
Si la contradiction capital-travail occupe ne serait-ce qu’une place symbolique dans notre imaginaire sociologique, alors une question essentielle porte pour nous sur sa dynamique dans le scénario d’une économie fortement basée sur le télétravail. Or, poser le télétravail comme enjeu ne résout guère le déséquilibre systémique du pouvoir endogène au capitalisme, puisque le travail à distance ne ferait pas cesser l’exploitation mais entraînerait seulement son déplacement vers des processus modifiés d’extraction de la valeur capitaliste du travail.
Tant que les capitalistes peuvent affirmer, en général via leurs propres canaux de recherche, que le télétravail n’affecte pas la productivité ni d’autres indicateurs de profit tels que les ventes, le travail depuis chez soi constitue pour eux un avantage. Mais quand les chiffres de la productivité et des ventes se font moins convaincants, leur approche du sujet devient à son tour beaucoup plus circonspecte. Parce que de grands noms du monde de l’entreprise se sont prononcés en faveur du télétravail, des plumes rapides en besogne ont postulé que le travail à distance suscitait une réaction globalement positive et parfois même enthousiaste des leaders de l’économie mondiale et, de ce fait, pouvait être considéré comme satisfaisant aux intérêts capitalistes.
Cela revient à une approche par la négative, qui prétend s’emparer du camp adverse et fait l’impasse sur la dialectique des relations de travail, se rabattant sur l’idée presque tautologique que les capitalistes n’agiront guère contre leurs propres intérêts — au final, nous voici en panne de position stratégique. En outre, il faut nuancer l’enthousiasme capitaliste exprimé dans ce processus qui vise à trancher en faveur ou défaveur du télétravail. Car il faut tenir compte des facteurs encore inconnus, des erreurs de jugement et des conséquences non prévisibles, qui représentent autant d’incitations à tempérer le rationalisme froid fondé sur gains et pertes de productivité ; rappelons-le, la recherche n’est pas assez avancée ni univoque pour qu’on en vienne à suggérer l’existence de gains marginaux uniformes du télétravail quel que soit le secteur d’activité.
Un risque majeur par ailleurs apparaît concernant les capacités de mobilisation. L’atomisation des personnes qui travaillent derrière des écrans propices à leur surveillance érodera leur socialisation, ce qui aura des conséquences négatives sur leur capacité à communiquer et à se mobiliser, et, dès avant, sur leur capacité à adopter une attitude politique consciente de classe. Étant donnée cette double désocialisation populaire et professionnelle, le terrain des revendications sera pareillement affecté.
Si l’expérience collective du travail amène les travailleuses et travailleurs à prendre conscience de leurs intérêts et idées en partage, alors, inversement, leur atomisation ne peut que les éloigner d’un esprit communautaire. Ce problème est aggravé encore par l’estompement de la ligne de partage entre travail, repos et loisirs, et on peut anticiper des impacts sur la santé et la vie collective, dont il se pourrait qu’ils affectent jusqu’aux fondements psychosociaux de la société moderne.
Pourtant, si les régimes de télétravail nuisent à l’esprit collectif du syndicalisme et aux actions revendicatrices locales ou de branche, ils ne les sapent pas complètement, au sens où des luttes collectives ne pourraient plus être activées ni modelées par la conscience de classe en aucune circonstance. Comme on l’a vu dans l’exemple récent des mobilisations victorieuses des livreurs en Grèce, l’économie à la demande et le télétravail ne constituent pas nécessairement des obstacles insurmontables à la contestation syndicale.
Cette dernière est en fait largement dépendante des opportunités et contraintes propres à chacune des économies à la demande. Car si les livreurs de Grèce ont obtenu des CDI, le même succès est très difficile à reproduire dans d’autres pays européens, par exemple à Chypre, où le secteur de la livraison fait appel avant tout à des personnes migrantes avec des statuts de séjour temporaires et qui sont éloignées des syndicats. Au Royaume-Uni, pendant ce temps, il a fallu plusieurs batailles judiciaires remportées par le syndicat GMB avant qu’Uber reconnaisse enfin le syndicat et en arrive à introduire des rémunérations égales ou supérieures au salaire minimum, des congés payés et un plan de retraite des salarié·es.
Des enjeux sectoriels et géographiques
De même que les structures des opportunités politiques conditionnent dans chaque pays le progrès national, de même avons-nous besoin d’analyses proprement sectorielles qui permettent de distinguer les coûts et avantages pour les travailleurs et les travailleuses, secteur par secteur, ou par type de secteur. Car l’exploitation possède une dimension sectorielle : elle résulte d’arrangements spécifiques qui certes n’affectent pas sa nature, et cependant produisent des opportunités et contraintes particulières dans les luttes sur un enjeu donné.
Il y a des secteurs dans lesquels les moyens technologiques disponibles ne sont pas suffisants, ou ne pourront jamais l’être, compte tenu de la nature du travail demandé ou du fait des lois physiques. Par exemple, nous avons d’un côté l’industrie lourde et l’agriculture, et de l’autre, le secteur des services. Dans ce dernier, on trouve le commerce de détail, le tourisme et la coiffure, mais aussi les services financiers. De même, l’industrie secondaire présente des secteurs automatisés et d’autres qui sont non automatisés, comme le marché des broderies ou certains produits alimentaires. Examinons maintenant la même industrie tour à tour dans le Nord ou le Sud global.
On peut le formuler encore autrement : le travail à domicile se présente de façon différente en fonction du milieu socioprofessionnel. Les classes moyennes et ouvrières connaissent une fragmentation structurelle, entre autres parce qu’elles sont différemment positionnées vis-à-vis de la potentialité du travail à domicile. Le clivage entre les personnes télétravaillant et les autres diverge en fonction de la profession aussi à l’intérieur de chaque secteur et de chaque industrie. Parfois, les syndicats sont davantage présents, et dans d’autres cas, le télétravail ne constitue pas un problème ou est un problème récent apparu avec la pandémie, ou bien encore il peut être un problème ancien. Voilà qui invite à l’élaboration d’une stratégie qui sache aborder le télétravail en tenant compte de sa difficulté, de son impact et de sa nature, depuis l’échelle économique locale jusqu’à l’échelon mondial.
Si l’on examine les chiffres globaux, on s’aperçoit que le débat sur le télétravail touche surtout les cols blancs, tandis qu’en sont exclus de nombreux secteurs d’importance vitale pour l’économie réelle, tels que les soins, la production d’énergie, la construction ou la logistique. Même durant la pandémie, les personnes concernées par le travail à domicile ont été beaucoup moins nombreuses dans la classe ouvrière que dans la classe moyenne et d’autres secteurs. En outre, si on prend le temps de se rappeler qu’au cours des vingt dernières années, l’Asie orientale est devenue le foyer de la capacité industrielle planétaire et de l’activité mondiale, le débat sur le télétravail lui-même apparaît soudain très occidentalocentrique.
Dans de nombreuses industries, et pas seulement dans les pays du Sud global, le thème du télétravail n’affleure que très marginalement dans les droits réclamés par les travailleuses et travailleurs, soit parce qu’il figure tout en bas de leur liste de priorités, soit, dans le meilleur des cas, parce qu’il apparaît en conjonction avec des questions plus vastes touchant la flexibilité du travail, les pratiques d’embauche et de licenciement, la précarité, le développement combiné et inégal, les systèmes de protection sociale, etc. Prenons l’exemple d’une revendication déjà bien établie dans le secteur de l’économie à la demande, à savoir le droit d’accès aux données personnelles, notamment le montant de la rémunération et les conditions de travail, et la possibilité de les comparer avec ceux des collègues, via le recours à des procédures judiciaires, des applications numériques et des bases de données spécifiques. Une autre revendication encore dans le secteur de l’économie à la demande (et qui a récemment abouti à une victoire en Grèce) est celle de l’obtention du statut salarié par opposition au statut indépendant et, corollairement, la demande de droits à la représentation et à la négociation collective, au salaire minimum national, à un statut fiscal adapté et aux congés payés.
Le télétravail comme revendication populaire spécifique
Précisément parce que le télétravail est intégré à des conflits de travail plus vastes et que c’est à ces confluences que les revendications se forment, il faut résister à la tendance généralisée à un télétravail qui affaiblit davantage la position structurelle des salarié·es dans tous les secteurs et toutes les industries et qui, parallèlement, désorganise les luttes en cours. Cela est tout aussi nécessaire que d’ouvrir un front de lutte sur les droits des salarié·es en télétravail. La discussion ne peut faire abstraction, faut-il le rappeler, des réalités et urgences du présent.
Premièrement, beaucoup réclament avec insistance plus de souplesse dans leurs horaires de travail et tireraient avantage d’une flexibilité géographique qui les autoriserait à choisir l’endroit qui leur convient le mieux, passant ainsi moins de temps en trajets, économisant sur les transports, arrangeant leurs affaires familiales plus librement. Cela ne doit pas être rejeté d’un revers de main au motif qu’il s’agirait d’une « fausse conscience » – un exemple des travailleurs et travailleuses agissant à l’encontre de leurs propres intérêts. Les besoins populaires ne peuvent être validés par aucun stratège, mais seulement par la masse de personnes qui les vivent. Par conséquent, la gauche doit défendre le travail à domicile là où il est réclamé au lieu de déduire par elle-même ce qui est bon ou non, et se préoccuper de démêler les faits d’oppression et les opportunités, dans les circonstances réelles de couches sociales et professionnelles distinctes, afin d’être en mesure de saisir les motifs qui poussent à cette revendication.
Deuxièmement, c’est un nombre croissant de personnes qui télétravaillent depuis le début de la pandémie — une masse critique ouvrière et salariée qui, pendant son temps de travail, se confronte à une dérégulation presque totale de son activité. Qui plus est, la plupart du temps, c’est à elle que revient la charge de fournir son matériel de travail et d’en assurer la maintenance, tout comme pour son lieu de travail. Le télétravail est profondément sous-réglementé — c’est ce qu’a révélé très brutalement l’expérience de l’activité professionnelle depuis chez soi durant la pandémie. D’après l’OIT, seuls dix de ses États membres ont jusqu’à présent ratifié la Convention n° 177, qui est en vigueur depuis 1996 et fournit un cadre réglementaire — quand bien même seulement sur la base de l’égalité entre les salarié·es en télétravail avec les autres, ce qui est une façon d’adopter la forme la plus acceptable par le capital pour faire prévaloir le droit social.
Une lecture radicale de ce que peut être la réponse réglementaire la plus efficace face au télétravail se devra d’être particulièrement attentive aux implications des nouveaux arrangements et aux façons dont ils donnent lieu à l’exploitation du travail par le capital, enfin devra préciser les moyens pour les salarié·es d’atténuer cette exploitation par leur propre capacité de mobilisation. Une question fondamentale, par conséquent, porte sur les modalités par lesquelles l’exploitation inhérente à l’emploi capitaliste, qui est toujours non résolue, se déportera du bureau vers le domicile, sous une forme identique ou bien en adoptant des formes différenciées.
Déjà, un front politique a été ouvert dans les relations travail-capital, et il faut poursuivre en se battant avec énergie pour défendre un certain nombre d’objectifs appropriés : l’inclusion et la consultation des syndicats pour toute législation relative au travail à domicile ou à distance ; l’extension de la protection légale pour les personnels en télétravail ; l’élimination des failles et lacunes favorables au capital dans les relations contractuelles de travail ; la défense du « droit à la déconnexion » ; la généralisation des contrats écrits et l’exigence de conventions collectives ; l’accès à une couverture sociale ; de nouveaux droits sur la souplesse des horaires, dans le télétravail et au-delà ; la limitation des fonctionnalités que les entreprises de logiciels de téléconférence ont le droit d’intégrer à leurs produits. La liste est déjà assez longue pour démontrer que la raison pour laquelle les patrons d’entreprise font un profit sur le télétravail tient en partie, précisément, à l’absence de réglementation.
Enfin, le paradigme du déplacement de la production vers le télétravail peut entrer positivement en résonnance avec l’objectif de la décroissance, dans la mesure où l’accroissement de la part de production à domicile est perçu comme allant de pair avec une augmentation générale du temps libre et génère une activité économique plus respectueuse de l’environnement que le contexte néolibéral. Rappelons cependant à nouveau qu’une contribution à l’environnement via le télétravail ne doit pas se faire sans s’inscrire dans des programmes écologiques à la fois plus vastes et capables de veiller aux enjeux socio-économiques dans leur totalité. Enfin, comme pour la place du télétravail dans les programmes de revendications et d’action, le plaidoyer pour une économie plus écologique grâce au travail à distance doit tenir compte des diversités existantes dans le monde du travail.
Dernières remarques
Se prononcer pour ou contre le passage au télétravail ne relève pas d’un choix strictement binaire mais bien plutôt dialectique, c’est pourquoi la pensée radicale ne peut se satisfaire d’une réponse par oui ou non. Il faut se concentrer sur le télétravail en fonction de sa pertinence, au cas par cas, en fonction de l’industrie, du secteur ou du marché, de sorte que les travailleurs et travailleuses qui en bénéficient, ou qui s’y opposent, ou qui souhaitent un arrangement à mi-temps sur la semaine, ou bien encore qui en subissent les conséquences imprévues et perdent leur emploi de ce fait, soient en mesure de formuler leurs propres revendications et de les défendre. Une environnementalisation du travail est également nécessaire, c’est-à-dire en affirmer le potentiel écologique plus spécifiquement là où il existe et peut être exploité sur le terrain des relations de travail, tout en évaluant évidemment ses limites et ses défis par rapport aux schémas de développement social établis, émergents et alternatifs.