Avec ce résultat électoral, il semble inévitable que le Palazzo Chigi, siège du gouvernement, soit destiné à accueillir pour la première fois le parti héritier de la tradition néofasciste. Fratelli d’Italia (FdI) a été fondé en 2012, conséquence d’une scission du Popolo della Libertà, la formation qui est née de l’unification de Forza Italia (le parti fondé et dirigé par Silvio Berlusconi) et d’Alleanza Nazionale (successeur du Movimento Sociale Italiano préexistant qui avait rassemblé des vétérans du fascisme et des nostalgiques de celui-ci).
Une minorité de la direction issue d’Alleanza Nazionale a soutenu que l’héritage historique de l’extrême droite italienne aurait définitivement disparu au sein d’un parti structuré comme une entreprise où il était impossible de remettre en cause la main mise de Berlusconi. En outre, le nouveau-ancien parti de Meloni a rejeté toute forme d’alliance avec la "gauche" (identifiée au Partito Democratico – PD), même si elle était justifiée par la nécessité de faire face à la profonde crise de la dette publique qui est devenue évidente en 2010-2011.
Le FdI a toujours maintenu cette position d’opposition aux différents gouvernements depuis le remplacement de Berlusconi par le technocrate Mario Monti, bien qu’il y ait eu un semblant de volonté au sein du parti de s’impliquer dans le premier gouvernement Conte formé par la Lega et le Movimento 5 Stelle (M5S), et également de soutenir le gouvernement Draghi.
Meloni a profité des diverses manifestations de mécontentement au sein de l’électorat de droite, réussissant à s’attirer un soutien principalement ôté à ses partenaires dans la coalition : La Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Berlusconi, qui sont tous deux sortis considérablement affaiblis des élections du 25 septembre. Si, dans le cas du parti encore dominé par son vieux dirigeant, les 8 % obtenus peuvent être considérés presque comme un succès, dans le sens où ils ont ralenti, sans toutefois l’inverser, sa tendance constante au déclin, le résultat un peu plus élevé de la Lega peut être considéré comme une défaite brutale, surtout parce qu’il a été particulièrement important dans certains de ses bastions du nord, comme la Vénétie.
Meloni a cherché à se présenter comme une force conservatrice, mais sans jamais renier ouvertement ses racines dans l’histoire du néofascisme italien ; à plusieurs reprises, elle a plutôt revendiqué une continuité avec celle-ci, conservant le symbole de la flamme utilisé par le Movimento Sociale Italiana afin d’indiquer la volonté de se relever de l’effondrement catastrophique du régime de Mussolini, et continuant à glorifier la figure de Giorgio Almirante, le dirigeant du MSI pendant de nombreuses années qui a toujours revendiqué l’idéal du fascisme.
Au lieu de répudier le fascisme (à l’exception de ses aspects les plus indéfendables, comme l’introduction d’une législation antisémite), Meloni l’a simplement relégué à l’histoire – ce qu’elle voudrait faire avec l’antifascisme que le FdI n’a jamais approuvé, exprimant toujours au contraire son hostilité envers les manifestations symboliques qui lient la République italienne aux valeurs de la Résistance.
Le FdI a réussi à rassembler dans les urnes diverses tendances sociales qui vont évidemment au-delà des milieux ouvertement nostalgiques du régime fasciste. Les secteurs liés au conservatisme social, la xénophobie, la peur des effets de l’immigration (parfois savamment entretenue), la revendication de la "loi et l’ordre", le cléricalisme et l’Euroscepticisme. Les proclamations coutumières de la droite contre l’augmentation de la fiscalité ont canalisé vers le FdI le soutien d’une partie du monde des petites et moyennes entreprises, des artisan.es et des commerçant.es – tout cela avec des déclarations d’adhésion au credo libéral, qui insiste sur la primauté de l’entreprise qui doit être “libérée”, selon la formule qui circule en Italie depuis des décennies, de la "bureaucratie et des obstacles", parmi lesquels les droits présumés excessifs des travailleurs et des travailleuses.
Le succès du FdI a été favorisé par deux caractéristiques spécifiques du système politique italien : la loi électorale majoritaire, que le PD avait spécifiquement souhaité cinq ans auparavant pour rendre le succès du M5S plus difficile, et la composition plurielle de la coalition de droite depuis sa formation après l’effondrement des partis historiques de la démocratie italienne. Fondée essentiellement sur trois partis, cette coalition a résisté à l’évolution du rapport de forces entre ses composantes ainsi qu’au changement de direction. Le déclin de la popularité de Berlusconi a ouvert la voie à l’ascension de Salvini qui, dû au fait qu’il a commis une longue série d’erreurs politiques, a rapidement neutralisé sa propre popularité ; ce qui a par la suite déplacé le vote vers Meloni. Les chiffres des élections ne montrent pas tant l’élargissement d’une approbation électorale globale de la droite, mais plutôt un changement en son sein et sa radicalisation évidente encore plus à droite.
Un scénario très compliqué s’annonce pour le prochain gouvernement de droite. Les effets des multiples crises en cours se conjuguent aux spécificités du capitalisme Italien qui, s’il conserve, d’une part, une certaine vitalité des secteurs industriels basés sur les petites et moyennes entreprises, confirme, d’autre part, une tendance durable à la stagnation, dont le prix pèse surtout sur les classes ouvrières en termes de droits et de salaires.
Ayant choisi et affirmé une ligne fondamentalement pro-système au niveau économique et financier ainsi que la participation à l’OTAN par l’envoi d’armes à l’Ukraine, il est possible, face à une situation sociale qui risque de se dégrader rapidement dans les prochains mois, que le prochain gouvernement se concentre principalement sur les questions d’identité et de valeurs – et sur la dénonciation du complot des "pouvoirs en place" et de l’"échange de population" ethnique mené par l’usurier Soros (une expression utilisée par Meloni elle-même il y a quelques années), qui sont des idées propagées par le FdI – même si, pendant la campagne électorale, ces "pouvoirs en place" se sont montrés prêts à accepter un futur gouvernement Meloni.
La relation avec l’UE est plus complexe. Même si l’extrême droite italienne considère la dimension supranationale du projet Européen avec une certaine hostilité alors qu’elle voit d’un œil plus favorable les exigences du "libre marché", les contraintes économiques et financières imposeront une certaine prudence. Il s’agit toutefois d’un exercice d’équilibre que la droite polonaise (avec laquelle le FdI est étroitement lié) a su gérer plutôt habilement.
La défaite du Partito Democratico
Avec environ 19 % des voix, le PD a terminé au même niveau qu’il y a cinq ans, lorsqu’il Matteo Renzi était à sa tête. En tenant compte de la grande augmentation de l’abstentionnisme, cela se traduit par une perte constante d’électeur.ices. Le vote de 2018 ayant été considéré comme une lourde défaite, cette reprise ne peut être perçue que comme un nouvel échec du parti.
Le PD s’est présenté aux élections après avoir rompu avec le parti qui aurait dû être son principal partenaire dans une coalition potentielle – le M5S de Gisueppe Conte. Seule cette alliance aurait pu concurrencer la coalition de droite. Le PD n’a pas accepté la décision prise par le M5S de s’engager dans un débat critique avec le gouvernement Draghi, ni la timide prise de distance du M5S par rapport au soutien militaire massif à l’Ukraine, voulu par l’OTAN et accepté par l’UE.
Le deuxième allié potentiel était le nouveau pôle centriste formé par Carlo Calenda, ex-ministre et député européen élu sur la liste du PD. Cette alliance était basée sur la célébration d’une continuité avec les politiques de Draghi et sur un accord programmatique fortement centriste et libéral. L’accord est tombé à l’eau (peut-être aussi pour des raisons opportunistes de la part de Calenda) lorsque Letta, le dirigeant du PD, a signé un autre accord avec l’alliance composée des Verts et de Sinistra Italiana (Verdi-SI), dont l’objectif déclaré était uniquement d’agréger les votes dans une liste unique pour le tiers du Parlement élu au scrutin majoritaire à un tour, dans le but de s’opposer simplement à la droite.
Ce dernier accord, qui n’exigeait pas un alignement autour d’un programme, n’était pas sans ambiguïtés, car lorsque Letta a déclaré publiquement qu’il ne voulait pas gouverner avec Verdi-SI, Angelo Bonelli (Verts) a affirmé vouloir participer avec ses propres ministres à un éventuel gouvernement dirigé par le PD.
Le résultat de ces manœuvres a été la formation d’une coalition autour du PD avec, à sa droite, le parti +Europe, dirigé par Emma Bonino – qui, en plus de prôner une plus grande intégration européenne, affiche des positions ultra-libérales et un soutien indéfectible à l’atlantisme – ainsi qu’une petite faction centriste peu pertinente (Impegno Civico) issue du M5S, et, à gauche, Verdi-SI, qui est traditionnellement considéré comme faisant partie intégrante d’une alliance traditionnelle de centre-gauche.
Compte tenu de la récupération électorale du M5S, le secrétaire du PD a tenté quelques virages programmatiques vers la gauche, par exemple en promettant de surmonter la Loi sur l’Emploi (une loi défendue par le PD lui-même et qui a augmenté la précarité du travail), ce qui ne s’est pas avéré très convaincant. Il n’y a pas eu non plus beaucoup de bénéfices même en utilisant le prétexte de l’antifascisme ou la description d’une Italie destinée, sous Meloni, à devenir la proie de Poutine – des arguments qui semblaient surtout représenter une façon d’esquiver le bilan des politiques adoptées par le PD au cours d’une décennie où il a presque toujours joué un rôle de premier plan dans le gouvernement.
Le problème du PD, cependant, n’est pas tant lié à des tactiques électorales ou à des erreurs commises par son secrétaire (le parti a déjà connu de nombreux changements de dirigeants sans effet significatif), qu’à sa nature même de parti fourre-tout dont l’objectif est de couvrir l’ensemble du spectre électoral de centre-gauche.
Presque toutes les principes qui sous-tendent le parti se sont avérées fallacieux, à commencer par la consolidation d’un système non seulement bipolaire mais aussi bipartite basé sur un dispositif électoral majoritaire – ainsi que sur le succès d’une mondialisation économique qui a contribué à consolider le soutien aux politiques progressistes sur le plan des droits civils tout en étant libérale et favorable aux entreprises dans le domaine économique.
Le PD est progressivement devenu le parti de la strate moyenne-supérieure et des secteurs bénéficiant de la couverture de la sécurité sociale, une partie de la société qui, au lieu de croître quantitativement et de maintenir son hégémonie sociale, ne cesse de se réduire. En outre, l’ambition du parti d’être le dirigeant incontesté d’une coalition de centre-gauche (contrairement à la nature plurielle de la coalition de droite) a entraîné une réduction constante des forces qui sont ses alliés potentiels. Si l’objectif de dominer la coalition de centre-gauche a favorisé la marginalisation et la défaite de la gauche radicale, la même opération n’a pas réussi avec le M5S ni, dans une moindre mesure, avec l’espace néo-centriste. Le PD, un parti créé avec l’ambition d’être tout, se retrouve face au dilemme de devoir remettre en question le raisonnement même qui a motivé sa fondation.
Le Movimento 5 Stelle (M5S)
Une formation populiste au contenu ambigu et jouissant d’un énorme succès, le M5S a dû opérer de nombreuses métamorphoses. Sa fragmentation a donné naissance à divers groupuscules qui ont cherché à reprendre l’un ou l’autre des thèmes initiaux mis en avant par le mouvement, par exemple l’idée de sortir de l’Euro. Une autre composante a tenté de se normaliser en se plaçant fermement du côté des politiques de l’establishment alors qu’à l’origine elle cherchait à les combattre, mais là aussi sans parvenir à trouver son propre espace politique.
Entre-temps, une partie de l’électorat qui avait afflué vers le mouvement fondé par Beppe Grillo, et qui provenait des partis de droite, est revenue à ses alignements d’origine. Le changement dans la composition du parti, qui reflète en grande partie ses groupes parlementaires, a eu pour conséquence que ce sont surtout ceux et celles affichant une orientation que l’on peut qualifier de progressiste qui sont resté.es dans le M5S. D’ailleurs, "progressiste" est le mot utilisé par son dirigeant Giuseppe Conte, anciennement à la tête de deux gouvernements aux profils différents, pour identifier le programme du parti, qu’il préfère au mot "de gauche".
Conte, qui, lors de la campagne électorale, en tant que gestionnaire "rassurant" de la pandémie, a cherché à projeter une image plus populiste, conforme à l’identité traditionnelle du parti – dont il est devenu le dirigeant politique en déployant désinvolture mais aussi habileté – a toutefois rejeté les propositions visant à lancer une coalition plus large située à la gauche du PD, un projet rendu encore plus difficile par le refus des Verts et de Sinistra Italiana de suivre cette voie.
Le M5S s’est présenté aux électeurs et électrices comme le principal promoteur et partisan d’un "revenu citoyen" qui a permis à un large secteur de la population en situation de pauvreté de résister aux effets de la crise. Cela a permis au M5S de conserver un soutien important dans les régions du sud, celles où la pauvreté et le chômage sont les plus répandus. Le M5S, qui a désormais pris la forme d’un parti mais qui reste fondamentalement une agrégation de composantes institutionnelles sans base de masse, a également et partiellement pris ses distances par rapport à la rhétorique belliciste concernant l’Ukraine, sans toutefois accomplir de véritable rupture avec celle-ci par les actes. Il a ainsi donné corps, au moins en partie, à un sentiment pacifiste, ou de doute, quant aux possibles résultats catastrophiques du conflit, un sentiment qui reste largement partagé au sein de l’opinion publique italienne.
Atteignant environ 15 % des voix, même s’il a perdu bien plus de la moitié de ses électeur.rices de 2018 (dont certain.es sont devenus abstentionnistes), le M5S a confirmé l’existence d’une portion de l’électorat orientée à gauche mais qui n’a pas confiance dans le PD. Cependant, le profil politique du parti de Conte reste fluide et contradictoire et pourrait évoluer dans des directions diverses voire opposées. Dans tous les cas, le pari de réussir à arrêter et inverser la tendance au déclin du M5S est pour l’instant gagné. Ce qui sera décisif pour l’avenir du parti, c’est le possible conflit à venir avec le nouveau gouvernement sur le revenu citoyen, auquel le parti de Meloni s’oppose farouchement.
La gauche radicale
Au Parlement, il a été possible pour le groupe des Verts (qui pendant de nombreuses années est resté en dehors des institutions) et Sinistra Italiana, après diverses tentatives de fusion suivies de scissions, de s’affirmer, en agglomérant la partie de Rifondazione Comunista qui a choisi de jouer le rôle de flanc gauche du PD, avec une alliance dominée par ce dernier parti. Cette liste occupe en grande partie la place (un peu plus de 3 %) qui, en 2018, avait été occupée par Liberi e Uguali (LEU), une formation avec laquelle avait fusionné un groupe qui avait quitté le PD, aujourd’hui en passe de retourner dans son foyer d’origine. Au cours des dernières années, LEU s’est divisé en plusieurs directions.
Jusqu’à présent, l’idée de constituer une section de gauche du centre-gauche, même si elle permettait de garantir une présence institutionnelle au moins minimale, n’a pas produit un projet politique stable ni une agrégation significative de composantes sociales. Elle n’a pas non plus démontré au niveau local, où l’opération a connu un certain succès électoral, comme en Émilie-Romagne, une capacité à influencer les politiques prédominantes du PD. Cependant, elle a certainement rendu plus difficile la construction d’une gauche qui ne soit pas dans une position subalterne à l’hégémonie libérale, sans même contribuer à atteindre l’objectif minimal déclaré : empêcher l’arrivée au pouvoir de la gauche radicale en Italie.
La gauche qui considère qu’une alliance avec le PD est impossible, étant donné la distance désormais infranchissable sur les questions de programme et de base sociale, s’est présentée sur la liste Unione Popolare. Lancée en juillet 2022 autour de la figure de l’ex-maire de Naples Luigi De Magistris, avec la participation de Rifondazione Comunista, Potere al Popolo, Dema (une initiative née de l’expérience de la municipalité de Naples), Manifesta (formé par des parlementaires sortis du M5S par la gauche), des groupes intellectuels et d’autres acteurs sociaux, elle a dû affronter une élection avant que le projet ne soit suffisamment enraciné. Le résultat (1,4 %) à la Camera dei Deputati (la chambre basse) est certainement inférieur aux attentes, bien qu’il marque une petite augmentation en chiffres absolus par rapport à la liste analogue de 2018.
Certes, la rupture du M5S avec le PD et son regain de crédibilité à gauche a réduit la possibilité pour Unione Popolare de catalyser une partie de l’électorat désabusé du mouvement fondé par Grillo. La présence encore faible d’Unione Popolare dans les régions et dans la société ne lui a même pas permis de proposer une politique suffisante pour convaincre au moins une partie des nouveaux abstentionnistes.
L’Unione Popolare a toutefois démontré une plus grande capacité à développer un programme (même si cela reste encore la propriété de milieux trop limités) et à mieux utiliser les médias sociaux. Les commentaires d’après-vote indiquent une volonté commune de poursuivre ce projet de coalition – d’autant plus que le système politique et même les grandes orientations de l’opinion publique sont loin d’être stabilisés, ce qui pourrait ouvrir de nouvelles opportunités, même s’il faut bien sûr les saisir en offrant des propositions politiques adaptées.