Maxime Benatouil : M. Odeh, en plus de vos fonctions d’avocat des droits civiques et de leader du parti Hadash (coalition de gauche radicale judéo-arabe), vous êtes devenu membre de la Knesset et président de la Liste Unifiée – une plate-forme électorale rassemblant Hadash, la Liste arabe unie, Balad (l’Alliance démocratique nationale) et Ta’al (Mouvement arabe pour le renouveau). Comment la Liste Unifiée est-elle née, et pourquoi n’a-t-elle pas été établie plus tôt ?
Ayman Odeh : La constitution de la Liste Unifiée peut s’expliquer par plusieurs raisons. Bien sûr, la discrimination et l’oppression de la communauté arabe en Israël a joué un rôle très important dans la construction de la coalition. La stigmatisation et le racisme à l’égard de la population arabe ont considérablement augmenté au cours des dernières années. Mais la décision prise par Avigdor Lieberman (ancien ministre des affaires étrangères, du parti d’extrême-droite laïque Israël Beteinou – NDLR) d’augmenter le seuil pour accéder au Parlement a été le déclencheur qui a finalement amené les partis arabes à se réunir. C’était une question de survie. Mais cela aurait pu prendre une autre forme. Dans un premier temps, une proposition de création de deux partis était sur la table. Mais la volonté du peuple de nous voir faire campagne en tant que plate-forme unique nous a encouragés à surmonter nos différences et à nous présenter unis aux dernières élections générales.
La Liste Unifiée a réussi à devenir la troisième force politique, avec 13 députés. Comment analysez-vous ce résultat impressionnant ?
AO : Nous sommes maintenant une force politique que nul ne peut ignorer. Mais nous pourrions avoir encore plus d’influence si le clivage droite / gauche était plus fort. Sans aucun doute, si l’on considère l’histoire politique d’Israël, la meilleure période pour les partis arabes correspond au moment où Yitzhak Rabin a été élu Premier ministre pour engager un processus de paix avec les Palestiniens. Le climat politique général nous était bien plus favorable pour peser sur la vie politique du pays qu’il ne l’est maintenant.
Le résultat élevé inattendu de Benyamin Netanyahu, dont le parti, le Likoud, a remporté 30 sièges, affaiblit la portée de notre propre succès. Mais nous avons gagné en visibilité nationale et internationale. Maintenant, les gens nous connaissent et sont au courant de notre agenda politique. Les citoyens palestiniens d’Israël attendent maintenant que nous fassions mieux lors des prochaines élections, pour que nous puissions améliorer encore plus leur situation.
Comment la Liste Unifiée fonctionne-t-elle « de l’intérieur » ? Au quotidien, n’est-il pas compliqué de travailler entre partenaires de cultures politiques parfois si différentes?
AO : Nous avons pris la décision stratégique de ne pas laisser les différentes positions idéologiques prendre le pas sur programme commun accepté par chacune des composantes de la Liste Unifiée. Je dirais que nous nous accordons sur environ 90% des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Il est vrai, cependant, qu’en ce qui concerne plusieurs questions sociétales cruciales, relatives par exemple aux droits des femmes et des LGBT, la liberté est donnée aux partis membres de voter selon leurs valeurs et leurs principes. Ce n’est pas toujours facile et nous ne pouvons pas toujours éviter les débats entre nous. Dans cette partie du monde, des gens peuvent être tués pour leur appartenance ethnique ou leur situation – je pense à l’orientation sexuelle. Mais malgré tout cela, nous avons réussi à construire la Liste Unifiée et, plus important encore, à la consolider.
Dans la diaspora palestinienne, certains portent un regard critique sur la Liste Unifiée et l’idée même de prendre part à la politique israélienne. Que leur diriez-vous ?
AO : Nous sommes citoyens ici. C’est une décision stratégique de rester citoyens dans notre patrie. La lutte pour la pleine citoyenneté se situe dans ce cadre et vise à améliorer la vie quotidienne de la population, des travailleurs. Nous ne pouvons pas les laisser tomber. Après la Naqba, personne ne peut nous reprocher de vouloir rester dans notre patrie, de vouloir vivre ici dans la dignité. Et le cœur de notre stratégie est le suivant : nous voulons imposer la solution à deux Etats ! Et en même temps, nous, les Palestiniens d’Israël, resterons dans notre patrie.
La pleine citoyenneté ne nous ne sera pas accordée du jour au lendemain. Ce sera une longue lutte faite de nombreuses petites victoires pour atteindre cet objectif. Étape par étape, nous allons y arriver. Pour que les choses soient bien claires, nous ne voyons pas la citoyenneté israélienne comme un substitut à notre identité arabe palestinienne. C’est en tant qu’Arabes palestiniens que nous nous battons pour l’égalité civique avec la majorité juive d’Israël. En bref, les droits nationaux aux côtés des droits civiques. Notre lutte pour la pleine citoyenneté va nous permettre d’aider concrètement nos frères et sœurs de Cisjordanie et de la bande de Gaza. C’est notre valeur ajoutée, en tant que Liste Unifiée. Parce que, ce faisant, nous aidons la résistance contre l’occupation de la Palestine et en même temps nous contribuons à façonner l’opinion publique israélienne pour une solution équitable pour la région. Sans lutter contre l’occupation au sein l’État des coupables lui-même, rien ne changera.
Regardez la résistance algérienne contre le pouvoir colonial français. Bien sûr, le peuple algérien est le principal acteur de sa propre libération. Mais la pression politique croissante au sein même de la France contre sa sale guerre a, elle aussi, joué un rôle important dans la lutte pour l’indépendance du peuple algérien. Jean-Paul Sartre résume très bien la situation, et cette citation pourrait être appliquée à notre situation ici : « Le colonialisme est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme […]. Notre rôle est de l’aider à mourir. La seule chose que nous puissions et devrions tenter – mais c’est aujourd’hui l’essentiel –, c’est de lutter à ses côtés pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale ». La Liste Unifiée est ici pour contribuer à libérer les Israéliens de la tyrannie coloniale. Les Palestiniens d’Israël représentent 20% de la population, et voilà comment nous pouvons aider la lutte palestinienne pour l’émancipation nationale. Mais ce pouvoir ne peut produire ses effets que si nous nous accrochons à notre citoyenneté et si nous améliorerons encore par la suite notre présence à la Knesset.
Votre première action comme MK a été d’initier une marche pacifique contre la démolition des villages bédouins non reconnus, du désert du Néguev / Naqab jusqu’à la Knesset. Pourquoi les autorités israéliennes persistent-elles à ne pas reconnaître les villages bédouins?
AO : La pierre angulaire du sionisme, en pratique, est contenue dans cette phrase simple : « emparez-vous d’autant de terres que possible, avec le moins d’Arabes possible dedans ». C’est exactement de cela qu’il s’agit quand les autorités israéliennes refusent d’accorder aux Bédouins la permission de vivre dignement dans leurs villages et essaye de les installer dans des villes nouvellement construites. Une fois de plus, la lutte pour l’égalité civique ne se fera pas du jour au lendemain. Nous voulons atteindre notre objectif étape par étape, en convaincant progressivement la communauté juive-israélienne. Ce n’est pas un rêve. Si l’on revient à l’époque de Yitzhak Rabin, les autorités israéliennes ont reconnu tous les villages bédouins du Nord. Cela est apparu très naturel à l’opinion publique, et les gens se demandaient même pourquoi cela n’avait pas été fait plus tôt.
La reconnaissance des villages bédouins non reconnus dans le Néguev serait bénéfique à tous les citoyens d’Israël, juifs et arabes. Ce n’est pas un problème mineur. N’oublions pas que, si les citoyens arabes de ces villages représentent 30% des habitants du Néguev, leurs réclamations sont constamment réduites au silence. Voilà pourquoi nous avons décidé que, si la Knesset ne prend pas l’affaire en mains, nous devions y aller physiquement – et nous faire entendre.
Cet été, un enfant palestinien de 18 mois, Ali Dawabsheh, a été brûlé vif après que des colons aient mis le feu à la maison de sa famille dans le village de Douma, au sud de Naplouse, en Cisjordanie occupée. Benyamin Netanyahu a parlé pour la première fois de terrorisme juif, et a proposé d’étendre aux Juifs israéliens les lois anti-terroristes à l’origine conçues pour les Palestiniens. Qu’auriez-vous fait à sa place ?
AO : Je m’oppose strictement à ces lois, aussi bien pour les Arabes que pour les Juifs. Une fois que les gens sont arrêtés au motif de la lutte antiterroriste, ils disparaissent du système judiciaire aussi longtemps que cela plaît aux autorités israéliennes. Les criminels qui ont tué Ali Dawabsheh et sa famille doivent être traduits en justice, jugés et punis selon les règles du droit. Le gouvernement israélien a tous les outils pour mener à bien une telle procédure, mais il ne le fait pas. Quoi qu’il en soit, même si ces meurtriers étaient jugés équitablement, cela n’empêcherait pas de futures attaques de se produire. La seule solution est de mettre fin à l’occupation, et d’arrêter de s’opposer à la naissance d’un Etat palestinien aux côtés de l’Etat d’Israël dans les frontières de 1967.
Les responsables israéliens continuent à affirmer que ce qui est arrivé à Duma est le fait de deux fous, que ce n’est pas un problème systémique. Violencede quelques cerveaux malades, ou conséquences directes du racisme institutionnalisé et de l’occupation ?
AO : La légitimité de toutes ces attaques racistes se trouve dans le gouvernement israélien lui-même, et au-delà, dans l’idéologie sioniste. Les Israéliens juifs, et en particulier ceux qui vivent dans les colonies, subissent un lavage de cerveau qui nourrit le racisme anti-arabe et légitime la colonisation des terres palestiniennes. La réponse à cette montée du racisme initiée par le haut est, une fois de plus, de mettre un terme à l’occupation.