Le conseil national de l’Alliance rouge-verte/Enhedslisten (Danemark), a adopté un programme sur la mondialisation à son congrès des 5 & 6 octobre, A Green Earth With Peace and Room for Us All, qui en fait le premier parti à offrir une analyse exhaustive de l’étape actuelle du capitalisme international. Recension par Walter Baier.
mise à jour (version anglaise) : 20.11.2019
première publication (anglais) : 26.09.2019
Le programme sur la mondialisation est disponible à droite (PDF en anglais)
Il existe de très nombreuses études détaillées sur l’effondrement imminent de l’environnement naturel, sur les flux de réfugiés et de migrants, sur la répartition inéquitable des moyens de subsistance au niveau mondial, sur la course aux armements, etc. Mais nous n’assistons que rarement à des tentatives visant à montrer le lien systémique entre ces phénomènes et à représenter ceux-ci comme les aspects d’une crise mondiale du capitalisme. Nous voyons plus rarement encore des propositions visant à une action collective efficace et qui soient élaborées à partir d’une compilation des connaissances. Or, voilà précisément ce à quoi s’est essayé le conseil national de l’Alliance rouge-verte avec son texte programmatique sur la mondialisation : A Green Earth With Peace and Room for Us All (« Une Terre écologique garantissant la paix et assez de place pour nous tou·te·s »). Permettez que j’anticipe ici mes conclusions : c’est un essai qui est largement couronnée de succès.
Il existe fondamentalement deux réponses au caractère mondial des mutations économiques et sociales du capitalisme contemporain : une réponse cosmopolite et une réponse nationaliste. Soit on accepte, ou bien on rejette, l’idée d’une humanité évoluant vers une communauté qui régule de manière collective et responsable ses relations sociales et son lien à l’environnement.
C’est là justement le débat de la « mondialisation » dans lequel l’Alliance rouge-verte du PGE est intervenue avec sa contribution. La pensée unique néolibérale réduit la mondialisation à des marchés planétaires dérégulés de biens et de capitaux dont la mise en œuvre ne tient aucun compte des conséquences sociales et écologiques. Or, l’affirmation selon laquelle il s’agit d’un ordre rationnel qui permet d’atteindre, grâce à la « main invisible », une prospérité croissante pour tous, ou du moins pour une majorité de gens, cette affirmation est réfutée quotidiennement dans les faits.
Même dans les zones privilégiées du capitalisme, l’idée se répand – quand bien même, souvent encore, sous la forme seulement d’un sourd pressentiment – qu’il va falloir que la situation change dans un avenir proche. Les mouvements nationalistes, néofascistes et fondamentalistes répondent au sentiment d’insécurité qui en résulte en opposant à l’individualisme néolibéral un collectivisme défini par la religion ou la nation et en promettant sécurité et protection. Le fracas de la confrontation entre les néolibéraux et les radicaux de droite nous fait facilement oublier leurs conceptions sociétales et théoriques communes : les deux tendances considèrent la mondialisation abstraitement, – soit comme une solution miracle, ou bien comme la cause de tous les maux, – mais dans les deux cas, comme indépendante des relations de propriété et de pouvoir qui déterminent pourtant son contenu. Les deux affirmations sont irrationnelles et ne font que perpétuer la domination capitaliste.
La simplification populiste qui consiste à opposer « élites » et « peuple » n’offre aucune sortie de ce dilemme car un travail d’analyse est ici nécessaire. Le texte programmatique danois contribue précisément à la recherche de solutions, prenant le caractère répressif et exploitant du système capitaliste comme point de départ de sa réflexion.
Le danger du fascisme et l’échec du libéralisme économique
De nos jours, on a presque oublié que l’effondrement du libéralisme économique a déjà fait basculer une fois le monde dans une catastrophe. Karl Polanyi en a décrit l’enchaînement dans son livre de 1944 intitulé La Grande Transformation. L’économie de marché capitaliste, écrit-il, repose sur une fiction destructrice, à savoir que le travail, la terre [= l’environnement, NDA] et la monnaie seraient des produits destinés à l’achat et à la vente sur les marchés.[1] Mais cette « fiction ne tenait pas compte du fait qu’abandonner au marché le sort de la terre et des hommes reviendrait à les annihiler ».[2]
Karl Paul Polanyi (1886–1964) était un penseur austro-hongrois spécialiste d’histoire sociale, d’économie politique et de philosophie sociale. Il est connu pour son opposition à la pensée économique traditionnelle et particulièrement pour son livre, La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, dans lequel il affirme que l’émergence de sociétés de marché dans l’Europe moderne n’était en rien inévitable, mais bien au contraire historiquement contingente. On se souvient de Polanyi aujourd’hui en tant qu’il fut l’initiateur du substantivisme, une approche culturelle de l’économie qui mettait l’accent sur la manière dont les économies sont ancrées dans la société et la culture. Ce point de vue allait à l’encontre de la pensée économique de son temps, mais est devenue populaire en anthropologie, en histoire économique, en sociologie économique et en sciences politiques.
Polanyi observe que la période du capitalisme est caractérisée par un double mouvement : d’une part, le marché se développe continûment, tandis que, d’autre part, la société réagit à cette tendance destructrice par des mouvements qui s’y opposent. Le mouvement ouvrier, qui voulait défaire la domination du marché grâce à la socialisation, fut le plus important de ces contre-mouvements et a façonné le dix-neuvième siècle. Dans les années 1920, le fascisme est apparu. Lui aussi a affiché l’ambition de représenter les masses et il était pareillement « enraciné dans une société de marché qui refusait de fonctionner ».[3]
« En réalité, le rôle joué par le fascisme était déterminé par un seul facteur : l’état du système de marché […] Après 1930, l’économie de marché se retrouva dans une crise généralisée et le fascisme se transforma en puissance mondiale en l’espace de quelques années. »[4]
Avec le fascisme, c’est l’antithèse d’une critique rationnelle du capitalisme et de la démocratie qui prend forme.
« La solution fasciste à l’impasse atteinte par le capitalisme libéral peut être décrite comme une réforme de l’économie de marché réalisée au prix de la dissolution de toutes les institutions démocratiques ».[5]
En décalage avec le courant dominant des sciences politiques actuelles d’inspiration libérale, Polanyi démontre que la prise du pouvoir par les mouvements fascistes est née avant tout d’un besoin de la classe dirigeante.
« Bien que visant généralement à l’adhésion des masses, la force potentielle du fascisme se mesurait non pas au nombre de ses adhérents mais à l’influence des personnes haut placées dont les dirigeants fascistes obtenaient les sympathies. »[6]
Formation d’un nouvel ordre mondial
Dans le même temps, la crise capitaliste a sapé l’ordre international. Durant la Seconde Guerre mondiale, ce ne sont pas les seuls plans de domination mondiale des impérialismes japonais et allemand qui se sont effondrés. Au lendemain de la guerre, les États-Unis ont délogé la Grande-Bretagne du sommet de la pyramide des puissances impérialistes, instaurant leur propre hégémonie par des moyens économiques, financiers et, le cas échéant, militaires.
Trois décennies après la fin de la guerre froide, cet ordre mondial s’est révélé incapable de fournir un cadre à la transformation nécessaire de la société planétaire.
Les nouveaux centres de croissance économique que sont la Chine et l’Inde, mais aussi la Russie vaincue pendant la guerre froide, les puissances régionales émergentes que sont la Turquie, l’Iran ou l’Arabie saoudite, ainsi que les nombreux États économiquement désavantagés et surexposés aux crises écologiques, contestent leur place dans la hiérarchie des puissances, réclamant un ordre mondial multipolaire.
Il apparaît improbable que les guerres économiques et la course forcée aux armements tramées par l’administration Trump puissent enrayer le changement du rapport de forces international aujourd’hui à l’œuvre. Néanmoins, – et il s’agit d’un danger caractéristique des périodes de transition, – ces nouveaux conflits courent le risque de se transformer en affrontements militaires régionaux qui, en s’aggravant, changent d’échelle et se mondialisent.
Les critères d’un monde écologiquement durable, solidaire et féministe sont présentés dans la deuxième partie du projet de programme : redistribution à l’échelle planétaire, transformation radicale des modes de production et de consommation ainsi que des systèmes de transports, éradication des paradis fiscaux et des fortunes illégales, droit d’asile conforme au droit international et respectueux des droits humains, égalité des droits pour les travailleurs migrants, désarmement mondial, démantèlement de l’OTAN et opposition à la militarisation de l’UE.
La question fondamentale est de savoir si les luttes sociales et politiques, inévitables dans une telle transformation, peuvent être menées en évitant les guerres, a fortiori une guerre mondiale.
La revendication la plus importante concerne le désarmement général et, plus particulièrement, l’abolition des armes de destruction massive, comme le prévoit le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Si ce traité international devait se retrouver caduc dans la nouvelle phase de course aux armements, l’Europe serait particulièrement concernée dans la mesure où elle pourrait devenir le théâtre d’une course à l’armement nucléaire avec implication d’armes stratégiques dites d’attaque préventive (first-strike weapons).
Le projet de programme danois réclame le renforcement du droit international et celui des Nations unies. Et plus encore. Ainsi, pour assurer
« des structures de commerce équitables, des normes minimales de revenu social et des conditions de travail au niveau mondial, etc., il faut des institutions et des organes capables de mettre en œuvre et de surveiller le nouveau cadre mondial et de sanctionner les infractions ».[7]
Les Européen·ne·s à la croisée des chemins
Les Européennes et les Européens doivent décider s’ils veulent faire partie de la solution ou bien s’ils persistent à faire partie du problème.
L’Europe n’est pas identique à l’UE et ne devrait pas essayer de l’être. La paix et la sécurité en Europe requièrent un cadre au-delà de l’UE incluant égalitairement tous les États sur le modèle de l’OSCE. Dans cette perspective, il convient également d’admettre que les problèmes du monde d’aujourd’hui ne peuvent être exclusivement résolus avec les moyens des États-nations souverains. La politique de sécurité supranationale, – qui comprend les questions d’environnement, de transport et d’approvisionnement en énergie, – requiert des institutions démocratiques habilitées à la fois à régler les différends de manière pacifique et à établir des normes sociales et écologiques contraignantes pour tous.
Vue sous cet angle, l’intégration européenne dans le cadre de l’UE constitue déjà une réalité. Avec le tournant néolibéral, la promesse de la théorie néofonctionnaliste, à savoir que l’intégration par l’économie de marché doit déboucher sur l’intégration sociale et politique, s’est transformée en menace. Elle a entraîné de fait la subordination de la politique à la dictature des marchés financiers et a intensifié les inégalités sociales et régionales dans l’UE.
Il existe de nombreux motifs d’ordre social et écologique pour rejeter ce modèle. En outre, la gouvernance technocratique non transparente de l’UE, qui a restreint le droit des États à l’autodétermination démocratique, a montré qu’elle était un obstacle aux changements nécessaires. La conclusion est-elle pour autant forcément qu’il serait plus prometteur de s’opposer aux marchés financiers mondialisés exclusivement par le biais des États-nations ? Ce qui me semble plus plausible dans les conditions créées par l’UE, c’est de mener une lutte à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des institutions, aux différents niveaux, tandis que le combat de la démocratisation revêt spécifiquement ici une importance croissante.
Le présent document a le mérite d’attirer l’attention non pas sur des questions controversées ni sur des considérations hypothétiques abstraites, mais sur des propositions pour l’action commune des forces progressistes et socialistes à l’échelle internationale.
Cela est nécessaire car, dans les mouvements et débats au sein desquels la société mondiale se cherche des solutions de sortie de crise, la gauche socialiste n’est pas suffisamment audible, ce qui peut faire penser à tort que l’alternative à la mondialisation néolibérale résiderait dans un retour au nationalisme et au fondamentalisme.
Dans la lutte contre le capitalisme planétaire, la gauche socialiste ne part pas de zéro. Historiquement, ses premières tentatives de créer un sujet politique progressiste du développement mondial sous la forme de partis mondiaux centralisés – les Première, Deuxième, Troisième et Quatrième Internationales – ont fortement contribué à la progression de la classe ouvrière. En dernière analyse, elles ont échoué du fait de la complexité des processus internationaux et de la diversité des protagonistes progressistes. Cette même diversité a caractérisé le mouvement des non-alignés qui, en tant qu’alliance d’États indépendants, a considérablement accéléré la victoire sur le colonialisme. Dans le cadre de la société civile, le Forum social mondial et le mouvement altermondialiste se sont efforcés d’unir les forces progressistes dans toute leur diversité. Toutes ces tentatives méritent d’être valorisées et il convient de les examiner en fonction de leur utilité.
Il en va de même concernant les réflexions théoriques élaborées par les marxistes. La plus importante d’entre elles stipule que l’état actuel des forces productives rend possible et exige tout à la fois la « propriété commune sous de nombreuses formes », par laquelle « les pouvoirs publics, les employés, les communautés et autres associations de personnes doivent avoir le contrôle direct de la production », ce qui « signifiera une expansion radicale de la démocratie ».[8]
Pour toutes ces raisons, ce programme de l’Alliance rouge-Verte danoise du PGE mérite d’être lu, diffusé et discuté au niveau international.
Vous trouverez le programme sur la mondialisation le projet soumis au congrès en téléchargement à droite (PDF en anglais)
Notes
[1] Karl Polanyi, The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Boston: Beacon Press, 1944 (2001), p.75. — Toutes les références de page données en note correspondent à l’édition anglaise et les extraits cités ont été traduits en français par transform! europe. — Une traduction française de l’ouvrage a par ailleurs été publiée sous le titre : Karl Polanyi, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 (édition poche : 2009)
[2] Ibid., p.137.
[3] Ibid., p. 248.
[4] Ibid., p. 250 sqq.
[5] Ibid., p. 245.
[6] Ibid., p. 246.
[7] “fair trade structures, global minimum wage standards and working conditions etc. there must be institutions and bodies that can implement and monitor the new gobal framwork and that can sanction infringements.” — Source : A Green Earth With Peace And Room For Us All, consultable en ligne sur https://www.transform-network.net/blog/article/a-green-earth-with-peace-and-room-for-us-all/
[8] Ibid. : “common ownership in many forms” ; “public authorities, employees, communities, and other associations of people direct control of production” ; “will mean a radical expansion of democracy”.