Une délégation de l’ODP nous aide à comprendre cet espace de liberté d’expression et de mode de vie qui se construit au fil des jours. Nous sommes le lundi 10 juin, le premier ministre vient d’annoncer qu’il recevra une délégation des manifestants : les habitants d’Istanbul sont nombreux à partager la place et sourient, heureux d’espérer pouvoir faire changer le cours des choses….
Le point commun : des tensions, frustrations et conflits avec Erdogan. Le mouvement va aujourd’hui bien plus loin que le refus de voir l’espace public détruit au profit des riches touristes des pays arabes.
Des tentes de radios libres, de télévisions alternatives et de journaux imprimés chaque jour par eux-mêmes, montrent que c’est la liberté de penser que ces manifestants veulent aussi conquérir. Bibliothèques et cinémas sont à disposition sous d’autres tentes.
Cette place, qui est traditionnellement celle des syndicats pour le 1e mai, leur a été interdite cette année, alors que les conditions de travail et le pouvoir d’achat se détériorent.
Les effusions de joie des supporters du club de foot d’Istanbul ont été stoppées violemment par la police.
Les jeunes refusent les transformations imposées les unes après les autres qui indiquent une pression croissante de l’islamisme (interdiction d’alcool, remise en cause de la contraception, difficulté à trouver du travail pour une femme si elle n’a pas les cheveux couverts).
Cela fait écho à la politique étrangère d’Erdogan, fortement critiquée : il arme les djihadistes syriens à la frontière et, dans le même temps, se présente devant la communauté internationale comme président d’une république laïque.
La situation est difficile à analyser car il n’y a pas de plateforme commune.
Des militants d’ODP estiment qu’il s’agit pour l’instant plus de revendications culturelles que sociales, de type kémaliste, autour des droits et libertés, donc assez différentes des remises en cause du néolibéralisme dans les autres révoltes qui ont eu lieu en 2011 dans le monde. D’autres militants de ce parti analysent les dénonciations de l’autoritarisme d’Erdogan comme étant aussi une remise en cause de choix économiques au bénéfice des privilégiés et donc assez proches des autres soulèvements.
Nous comprenons qu’au-delà de ces revendications multiples, il y a plusieurs coordinations de l’espace qui cohabitent difficilement, chacune en autogestion : ceux de la place Taksim, ceux du parc Gezi et ceux des barricades qui sont censés protéger les occupants de cet espace de revendication. Des militants d’ODP ont leur place dans une coordination des 80 organisations de gauche et nous conduisent à une de leurs réunions dans le local syndical des ingénieurs et architectes, proche de la place Taksim. « C’est une opportunité pour la gauche, mais nous n’étions pas préparés et nous ne sommes pas unifiés. »
Waltraud Fritz propose de voir si un ou deux jeunes de l’ODP pourraient se joindre à l’université d’été pour échanger sur leurs expériences avec d’autres Européens progressistes et leur envoyer du matériel du PGE.
La population du quartier a l’air d’assez bien accepter cette intense pagaille et l’on nous explique que lorsque la police passe à l’attaque, ils ouvrent leurs portes aux manifestants pour qu’ils puissent se réfugier.
Les espaces de solidarité sont bien organisés : cantines gratuites, infirmerie et réserve, mise à disposition, un peu partout dans le parc, de bouteilles d’eau vinaigrée indispensable en cas d’attaque au gaz de poivre. Partout des tentes pour dormir et des groupes qui discutent, écrivent, dessinent…
Nous n’avons pas pu rentrer en contact avec les responsables du BDP, mais nous sommes allés voir les militants kurdes qui ont un espace sur la place. Ils nous disent qu’il y a un malentendu entre eux et les autres manifestants car ils sont en train de négocier avec le gouvernement tout en étant là. Il y a eu des heurts violents entre eux lorsqu’on leur a demandé d’enlever le drapeau d’Ocalan. « C’est comme nous torturer » dit un Kurde. Ils restent, car leur présence leur permet de mieux expliquer aux Turcs la répression qu’ils subissent.
Nous avons pu faire une conférence de presse, une émission de radio libre du Parc et prendre la parole à la tribune, le soir, après le concert de sifflets et de casseroles. Au nom du PGE et des 27 partis nationaux qui le composent, j’ai affirmé notre soutien à leur demande d’une Turquie démocratique et laïque dans l’intérêt du plus grand nombre et fait le lien avec le forum social à Istanbul en 2011 et l’Alter Sommet à Athènes. Le responsable de la jeunesse de Synaspismos a parlé du mouvement des indignés en Grèce et de la politisation de la révolte. La députée de Syriza a insisté sur la nécessaire construction d’un rapport de force politique.
Nous avons vu le lendemain, mardi 11 juin, à 7h30 du matin, monter les colonnes de chars vers la place Taksim. La phrase qu’un jeune de l’ODP nous a dite la veille au soir prend alors tout sons sens : « Quoi qu’il arrive maintenant, même si nous devons rentrer dans nos quartiers, au travail et à la fac, le peuple sait qu’il peut traverser les ponts, il sait qu’il peut élargir les frontières des organisations existantes et donc changer le régime autoritaire du gouvernement »