L’affaire a été engagée au terme d’une intense coopération entre les ONG autrichiennes et le plaignant, grâce au soutien d’un groupe de militant·e·s et d’avocat·e·s. Cet important verdict non seulement donne à voir le rôle de la police autrichienne en matière de « pushback » (renvoi sommaire hors du territoire), pratique aujourd’hui fréquemment menée en chaîne tout au long de la « route des Balkans », mais le jugement a créé en outre un précédent qui sera utile aux futures luttes transnationales contre la violence et la torture à l’encontre des personnes en déplacement à travers l’Europe.
Vous trouverez une traduction en anglais du verdict (PDF en anglais) dans la rubrique « Documentation » à droite, ou en bas pour la version mobile – traduit par Push-Back Alarm Austria pour transform! europe.
Le cas pas si inhabituel d’Ayoub
En septembre 2020, Ayoub N. voyageait avec un groupe de sept personnes qui se rendaient en Autriche depuis la Bosnie, via la frontière slovène. Après environ deux semaines de marche dans des conditions difficiles, le groupe a fait l’objet d’un signalement par une personne locale à la police, laquelle a alors organisé une vaste chasse à l’homme impliquant beaucoup de personnel. Ce qui est arrivé à Ayoub et à ses camarades de voyage a alimenté une audience de quatre mois. D’après le jeune homme, leurs demandes d’asile répétées n’ont pas été entendues. Les hommes se sont vu refuser de la nourriture et ont été humiliés par les autorités autrichiennes, avant d’être renvoyés en Slovénie. Comme souvent, cette démarche illégale de la police frontalière autrichienne s’est traduite par des refoulements en chaîne vers la Croatie puis la Bosnie, où le groupe est arrivé moins de 48 heures après son arrestation en Autriche.
Les pratiques illégales deviennent la norme
Toute personne entrée en Autriche qui déclare son intention de demander l’asile possède le droit de déposer sa demande et doit se voir proposer une procédure légale régulière. Si la police est en droit d’arrêter et de détenir les personnes entrant sur le territoire autrichien, de leur réclamer une pièce d’identité et, dans certains cas, même de les fouiller, elle ne dispose en revanche en aucun cas du droit de décider si une personne demandant l’asile représente un·e candidat·e valable ou si cette personne est légalement autorisée à faire une telle demande. Pourtant, cela semble être une pratique courante aux frontières du pays, les fonctionnaires de police ignorant délibérément l’illégalité de leurs actions. Clemens Lahner, l’avocat en charge de la défense d’Ayoub, a déclaré : « Ce que nous avons exigé, c’est que le droit autrichien, le droit de l’Union et le droit international soient respectés, rien de plus, et rien de moins. La loi s’applique à tout le monde, y compris à la police. »
Plaidoyer contre les refoulements illégaux
Alors que les récits de refoulements illégaux en provenance d’Autriche abondent de manière informelle, il reste difficile de trouver des personnes prêtes à plaider leur cause contre un pays dont elles ont expérimenté l’hostilité et alors qu’elles ont peu à gagner d’une telle action sur le plan personnel. La plainte d’Ayoub N. a été rendue possible grâce à une intense collaboration entre des militant·e·s de Bosnie, de Slovénie et d’Autriche et grâce à la coopération courageuse du jeune Marocain concerné, lequel a prêté sa voix aux innombrables personnes ayant subi les mêmes mauvais traitements dans les années passées. Les éléments clés de la plainte ont été fournis par les témoignages vidéo d’Ayoub N. et d’une autre victime du même refoulement. Les entretiens ont été menés par des militant·e·s de l’initiative citoyenne autrichienne Push-Back Alarm Austria, avec le soutien d’interprètes. Les déclarations enregistrées, qui ont duré parfois jusqu’à une heure, ont décrit en détail les pratiques humiliantes et racistes de la police autrichienne. Non seulement les demandes d’asile ont été ignorées, mais la police a également procédé à une violente chasse à l’homme de plusieurs heures, poursuivant le groupe à travers les bois et les champs de maïs de la région à l’aide de dizaines de policiers. Les populations résidentes locales qui ont été témoins de la chasse à l’homme ont mentionné n’avoir pas eu peur des demandeurs d’asile mais de la présence massive de la police ce jour-là. Ensuite, la police a maintenu le groupe en détention sans nourriture, et les a fouillés à nu de force devant les autres.
Les interrogatoires de la police ont eu lieu sans interprète et dans un anglais approximatif. Les déclarations des personnels policiers devant le tribunal laissent suggérer que le cas d’Ayoub N. n’est pas une exception mais relève d’une pratique routinière à la frontière autrichienne, si routinière que les forces de police elles-mêmes paraissaient ne rien voir de mal dans leurs actions.
Lumière sur des pratiques policières invisibles
Il est pratiquement impossible d’obtenir des informations exactes sur ces pratiques illégales car, d’une part, la police nie systématiquement que les personnes concernées aient demandé l’asile et, d’autre part, l’Autriche est l’un des derniers pays de l’UE à ne pas disposer d’une loi sur la liberté d’information pleine et entière. Les enquêtes parlementaires peuvent apporter certaines lumières, mais là encore, les informations sont rares car certains cas se retrouvent tout bonnement « non comptabilisés » et, par conséquent, les traces administratives sont défaillantes. La traduction en justice d’affaires appelées à faire jurisprudence est donc un outil essentiel pour les militant·e·s des droits humains et celles et ceux qui luttent contre les pratiques policières illégales et inhumaines aux frontières. En 2016, à la suite de refoulements massifs à la frontière austro-slovène près de la ville de Spielfeld lors des dernières semaines de ce qu’on appelait alors le « couloir des Balkans », toute une série d’affaires a été portée devant le même tribunal ; le même juge qui s’est aujourd’hui occupé du cas d’Ayoub avait alors statué, dans la majorité des cas, en faveur des parties plaignantes au terme de nombreuses journées d’audience ayant permis de documenter les pratiques, fournissant une sorte de « boîte noire » de la situation à Spielfeld.
Début 2021, le ministère de l’Intérieur, en réponse à une enquête parlementaire, a précisé qu’en 2020 l’Autriche avait refusé à 494 personnes l’entrée sur son territoire depuis la Slovénie, tandis que 547 autres personnes avaient été renvoyées vers la Hongrie. Bien qu’aucun détail n’ait été fourni quant aux circonstances, il se trouvait parmi ces personnes des citoyen·ne·s d’Afghanistan, d’Iran, d’Irak, du Pakistan et de Syrie. Il semble pour le moins difficile d’imaginer qu’aucune de ces personnes n’ait demandé l’asile.
L’Autriche en tant qu’acteur clé dans le circuit des Balkans
Alors que la violence à la frontière extérieure entre la Croatie et la Bosnie a largement bénéficié de l’attention internationale, le rôle de l’Autriche est beaucoup moins connu. En fait, depuis longtemps, l’Autriche promeut activement une politique anti-migration stricte ainsi que le renforcement accru de la « forteresse Europe », par exemple par la création d’une plateforme de l’UE contre la migration illégale annoncée lors d’une conférence en juillet 2020, par la militarisation constante de ses propres frontières via notamment l’achat de drones de haute technologie, ou encore par l’exportation de son modèle dans toute la région. Actuellement, des unités de police autrichiennes sont présentes dans au moins sept pays le long du circuit des Balkans, sur la base d’accords bilatéraux ou dans le cadre de missions Frontex. Nous parlons de circuit plutôt que de route car ce terme met en évidence que
« de même que pour les gens, il y a circulation des pratiques sécuritaires, dont l’éventail va de l’apprentissage des moyens visant à empêcher les déplacements jusqu’à l’élaboration et à la mise en œuvre de techniques de dissuasion diverses. La circulation des organisations du régime humanitaire n’est pas un phénomène nouveau ; déjà avant que les États des BO [Balkans occidentaux] relèvent à leur tour du régime frontalier européen, de multiples formations aux concepts et pratiques avaient été prodiguées aux (futurs) acteurs de terrain. » (Peović Vuković 2017, 174).
Une chaîne de soutien pour contrer les pushbacks en chaîne
Cependant, en parallèle des coalitions interétatiques s’opposant au mouvement des personnes, il existe un réseau croissant de militant·e·s et d’ONG dont beaucoup sont actives et interconnectées depuis l’époque du couloir des Balkans, s’engageant dans le soutien des personnes demandeuses d’asile le long du circuit des Balkans et à travers toute l’Europe. Beaucoup de ces personnes et structures contribuent également au Réseau de surveillance de la violence aux frontières (Border Violence Monitoring Network), lequel a publié récemment deux volumes d’environ 1 500 pages sur les refoulements illégaux dans l’UE.
Conséquence directe du refoulement d’Ayoub et des autres membres de son groupe, des militant·e·s autrichien·ne·s ont récemment créé la hotline Push-Back Alarm Austria accessible 24h/24 et 7j/7 pour soutenir les personnes en cours de migration : les personnes demandeuses de l’asile en Autriche peuvent contacter la hotline afin d’obtenir de l’aide pour leur demande d’asile et trouver protection contre les refoulements. Des initiatives locales similaires ont été lancées en Slovénie et en Croatie il y a quelques années.
Malgré son expérience traumatisante à la frontière autrichienne, Ayoub N. a déclaré après avoir été informé du jugement : « Quand j’ai appris que j’avais gagné le procès, j’ai été très heureux. J’étais persuadé que nous gagnerions, car c’est une affaire d’humanité. C’est un coup dur pour la police autrichienne. »
écrit par le collectif
Push-Back Alarm Austria (« Alerte refoulement Autriche »)
+43 1 345 1 444
* hotline ouverte 24h/24 pour les personnes concernées par un refoulement en zone frontalière autrichienne
* travaille avec des traducteur·trice·s pour garantir confidentialité et précision des échanges
* fournit un soutien juridique aux personnes touchées par les refoulements
* fournit une mise en relation avec une représentation légale gratuite
* intervient lors des refoulements à la frontière et les documente
Références bibliographiques :
Katarina Peović Vuković, 2017. « Refugee Crisis » and the Speech of the Unconscious (La « crise des personnes réfugiées » et le discours de l’inconscient). In Emina Bužinkić and Marijana Hameršak (eds), Kamp, Koridor, Granica: Studije Izbjeglištva U Suvremenom Hrvatskom Kontekstu. Zagreb: Institut zaetnologiju i folkloristiku, pp. 169–198.
Une version modifiée de cet article a été récemment publiée en anglais sur LEFTEAST.