Dans les périodes de grande crise, les mouvements des électeurs sont motivés par la déception, par l’angoisse, par la colère, mais aussi par la capacité d’un parti à offrir une perspective différente pour la résolution de la crise. Celle-ci bouleverse les comportements traditionnels et atténue l’importance des clivages hérités, les transferts de voix obéissant moins à une logique de glissements le long de l’axe gauche-droite.
En effet, Syriza n’est pas devenu une force politique puissante parce qu’il a adopté une politique modérée tournée vers le centre. Cette perception très répandue est erronée. La politique de Syriza a été composite. Certes, Syriza est devenu graduellement plus modéré, mais il s’est appuyé – dans une grande mesure – sur le principe "je ne suis pas à la remorque du corps électoral, je l’attire au contraire de mon côté, je le pousse davantage vers la gauche". Les erreurs tragiques de la Troïka, aujourd’hui reconnues par tous les spécialistes, ont favorisé le succès de cette stratégie décisive -et risquée -de Syriza.
Le Syriza de 2009 était une force postcommuniste protestataire aux forts accents "mouvementistes", en réalité une confédération très hétéroclite de petites organisations de gauche. Cette confédération était peu cohérente sur le plan programmatique et parfois sectaire sur le plan idéologique. L’attitude protestataire et l’"ultra-anti-néolibéralisme" rhétorique -Syriza critiquait comme néolibéral tout ce qui bougeait sur Terre -furent les deux fondements d’une radicalité politique anticapitaliste dépourvue de profondeur idéologique et programmatique.
Ce parti sans éclat, mais non sans fraîcheur, à la fois paléo-communiste et très moderne, n’avait pas, une fois que la crise de la dette eut éclaté, de vision élaborée de ce qu’il fallait faire quant à ce sujet central. Cependant, un débat très intéressant s’y est déroulé -qui n’a pas eu lieu dans le reste de la société -, un débat centré sur la question "avec l’euro ou sans l’euro", qui a mobilisé un nombre important de cadres et d’économistes membres ou proches du parti. Ce débat a été, des deux côtés, d’une excellente qualité et il a préparé – de manière indirecte -le terrain pour la maturation de Syriza. Depuis ce débat, l’adoption par la majorité d’une nette posture proeuropéenne -certes critique, mais plus cohérente, solide et offensive que par le passé et la nette affirmation d’un important courant minoritaire anti-Union européenne structurent la vie interne de Syriza. Cette division fut la source d’une tension permanente et d’un discours incohérent, systématiquement fustigés par ses adversaires politiques. Cependant, et très paradoxalement, elle fut aussi un facteur d’approfondissement et d’affinement des élaborations programmatiques du parti, trop superficielles dans le passé.
A cette curieuse maturation par la division s’ajoutèrent les bons résultats de 2012. Le mouvement des "indignés" (mai-juin 2011), fonctionnant comme un puissant catalyseur, a porté le coup décisif au gouvernement du PASOK (parti socialiste grec) et délégitimé définitivement les politiques du mémorandum. L’élection de mai 2012 -Syriza est passé de 4,6% en 2009 à 16,78% en mai 2012 et à 26,89% en juin de la même année -fut le moment d’Alexis Tsipras. Ce fut un véritable tour de force politique. Le mot d’ordre central, "Nous ne demandons pas un vote de protestation, mais un vote pour gouverner", s’est avéré un slogan d’une efficacité extraordinaire. Tsipras, qui est un leader efficace mais non charismatique, a surpris les élites des partis anciens mais, également, son propre électorat et ses propres cadres. Par l’audace de sa démarche, le leader de Syriza a secoué la médiocrité grise de son parti et, surtout, déclenché un grand mouvement d’adhésion, en transformant un bouillonnement informe et souterrain en une dynamique électorale solide. Le nouveau Syriza, le Syriza à vocation majoritaire, est né à ce moment-là. Ce fut la deuxième étape dans le processus de maturation du parti.
La proximité du pouvoir a sans doute accéléré le mouvement programmatique dans le sens de la préconisation de "solutions réalistes" et affaibli les stratégies faciles de protestation. Cette troisième étape de maturation, toujours en cours, a été testée aux élections du 25 janvier. Par son score (36.34%) et par sa représentation parlementaire (149 sièges sur 300), Syriza dépasse de loin les meilleures performances anciennes du Parti communiste italien (PCI) et du Parti communiste français (PCF), comme l’a souligné le politologue Pascal Delwit. Cependant, Syriza, très puissant au sein des couches populaires, ne possède ni la densité organisationnelle, ni l’enracinement locale, ni les gros bataillons syndicaux des grandes "maisons rouges" du passé.
L’identité actuelle de Syriza est, sur le plan de l’organisation et de la composition de ses membres, caractéristique d’un parti de la nouvelle gauche radicale, alors que ses propositions de politique économique et européenne intègrent des éléments forts de réformisme social-démocrate. Certes, les analyses qui considèrent Syriza comme "populiste" soulignent – à juste titre – que son discours revêt des aspects "populistes" ou, plus exactement, démagogiques. De fait, Syriza a cajolé de nombreux groupes professionnels. Il n’a pas suffisamment pris ses distances, au nom de la bataille "des petits contre les gros" -et au nom de l’efficacité électorale-, vis-à-vis du microcapitalisme grec (petits entrepreneurs, professions indépendantes) qui avait participé de manière effrénée, et autant que le grand capital, à la "fête" -et l’évasion fiscale -de l’époque précédente. Mais le rapport toujours vivant de Syriza avec le marxisme, sa culture antinationaliste, sa politique en matière d’immigration, la culture participative et pluraliste qui imprègne son modèle organisationnel ne favorisent pas sa transformation en parti populiste de gauche. Ils favorisent encore moins sa transformation en parti "national-populiste".
Syriza représente une sorte de social-démocratie de gauche aux accents populistes et "mouvementistes". Cependant, sa politique "social-démocrate" est radicale, parce qu’elle va bien au-delà de ce qui est admis à l’intérieur de l’UE. C’est en ce sens que ce qui se produira en Grèce revêt une importance historique, car cela pourrait influencer la gauche en général, social-démocratie comprise.
Le gouvernement de Syriza aura de très grandes difficultés à contourner le "conservatisme" institutionnel et politique de l’Union. Syriza veut sincèrement un compromis avec les pays créanciers et son programme est construit de telle manière qu’un compromis soit possible. Cependant, la reddition sans bataille n’est pas le style d’Alexis Tsipras. Tenaillé entre les exigences de son aile gauche et l’inflexibilité du système polycentrique et arrogant de l’UE, il essaiera d’obtenir un compromis "satisfaisant". Si cela s’avère impossible, il est fort probable qu’il choisira l’épreuve de force plutôt que l’humiliation. C’est en ce sens qu’Alexis Tsipras n’est pas un "modéré" ou un "social-démocrate". En s’opposant aux politiques de l’UE, Syriza testera non seulement les limites de l’Union mais aussi les limites de sa propre identité.
* Article paru dans Le Monde, 30/1/2015 (Rubrique Idées), sous le titre "Le premier ministre grec Alexis Tsipras veut inventer la "social-démocratie radicale"‘. Le titre choisi ici est le titre original de l’auteur.