Mercredi, Sto Kokkino, radio proche de Syriza, diffusait un long entretien avec le premier ministre grec. Avec l’autorisation de nos confrères, nous en publions ici de larges extraits. Un éclairage inédit sur les rudes négociations entre Athènes et créanciers et sur le coup d’État financier dirigé contre le gouvernement de gauche.
Parlons de ces six mois de négociations. Quel bilan en tirez-vous ?
Alexis Tsipras: Il faudra en tirer les conclusions de façon objective, sans s’avilir ni s’autoflageller, car ce semestre a été un semestre de grandes tensions et de fortes émotions. Nous avons vu remonter à la surface des sentiments de joie, de fierté, de dynamisme, de détermination et de tristesse, tous les sentiments. Mais je crois qu’au bout du compte si nous essayons de regarder objectivement ce parcours, nous ne pouvons qu’être fiers, parce que nous avons mené ce combat. Nous avons tenté, dans des conditions défavorables, avec un rapport de forces difficile en Europe et dans le monde, de faire valoir la raison d’un peuple et la possibilité d’une voie alternative. Au bout du compte, même si les puissants ont imposé leur volonté, ce qui reste c’est l’absolue confirmation, au niveau international, de l’impasse qu’est l’austérité. Cette évolution façonne un tout nouveau paysage en Europe.
Qu’en est-il aujourd’hui du mandat populaire donné à Syriza ? Les memoranda n’ont pas été déchirés. L’accord est particulièrement dur…
Alexis Tsipras: Le mandat que nous avons reçu du peuple grec était de faire tout notre possible afin de créer les conditions, quel qu’en soit le coût politique, pour que le peuple grec cesse d’être saigné.
Vous aviez dit que les memoranda seraient supprimés avec une seule loi.
Alexis Tsipras: Ne vous référez pas à l’un de mes discours de 2012. Avant les élections, je n’ai pas dit que les memoranda pouvaient être supprimés avec une seule loi. Personne ne disait cela. Nous n’avons jamais promis au peuple grec une balade de santé. C’est pour cela que le peuple grec a conscience et connaissance des difficultés que nous avons rencontrées, auxquelles lui-même fait face, avec beaucoup de sang-froid. Nous avons dit que nous mènerions le combat pour sortir de ce cadre d’asphyxie imposé au pays à cause de décisions politiques prises avant 2008 générant déficits et dettes, et après 2008, nous liant les mains. Nous avions un programme et nous avons demandé au peuple de nous soutenir afin de négocier dans des conditions difficiles pour pouvoir le réaliser. Nous avons négocié durement, dans des conditions d’asphyxie financière jamais vues auparavant. Pendant six mois, nous avons négocié et en même temps réalisé une grande partie de notre programme électoral. Pendant six mois, avec l’angoisse constante de savoir si à la fin du mois nous pourrions payer les salaires et les retraites, faire face à nos obligations à l’intérieur du pays, envers ceux qui travaillent. C’était cela notre angoisse constante. Et, dans ce cadre, nous avons réussi à voter une loi sur la crise humanitaire. Des milliers de nos concitoyens, en ce moment, bénéficient de cette loi. Nous avons réussi à réparer de grandes injustices, comme celles faites aux femmes de ménage du ministère des Finances, aux gardiens d’école, aux employés de la radiotélévision publique ERT, qui a rouvert. Sans essayer d’enjoliver les choses, n’assombrissons pas tout. Si quelqu’un a le sentiment que la lutte des classes est une évolution linéaire, qu’elle se remporte en une élection et que ce n’est pas un combat constant, qu’on soit au gouvernement ou dans l’opposition, qu’il vienne nous l’expliquer et qu’il nous donne des exemples. Nous sommes devant l’expérience inédite d’un gouvernement de gauche radicale dans les conditions de l’Europe néolibérale. Mais nous avons aussi, à gauche, d’autres expériences de gouvernement et nous savons que gagner les élections ne signifie pas, du jour au lendemain, disposer des leviers du pouvoir. Mener le combat au niveau gouvernemental ne suffit pas. Il faut le mener, aussi, sur le terrain des luttes sociales.
Pourquoi avez-vous pris cette décision de convoquer un référendum ?
Alexis Tsipras: Je n’avais pas d’autre choix. Il faut garder en tête ce que j’avais avec le gouvernement grec entre les mains le 25 juin, quel accord on nous proposait. Je dois admettre que c’était un choix à haut risque. La volonté du gouvernement grec n’était pas seulement contraire aux exigences des créanciers, elle se heurtait au système financier international, au système politique et médiatique grec. Ils étaient tous contre nous. La probabilité que nous perdions le référendum était d’autant plus élevée que nos partenaires européens ont poussé cette logique jusqu’au bout en décidant de fermer les banques. Mais c’était pour nous la seule voie, puisqu’ils nous proposaient un accord avec des mesures très difficiles, un peu comme celles que nous avons dans l’accord actuel, voire légèrement pires, mais dans tous les cas des mesures difficiles et à mon avis inefficaces. En même temps, ils n’offraient aucune possibilité de survie. Car, pour ces mesures, ils offraient 10,6 milliards sur cinq mois. Ils voulaient que la Grèce prenne, une fois ses engagements tenus, ce qui restait du programme précédent en termes de financements, sans un euro en plus, parce que telle était l’exigence des Néerlandais, des Finlandais, des Allemands. Le problème politique principal des gouvernements du Nord était qu’ils ne voulaient absolument pas aller devant leurs Parlements pour donner ne serait-ce qu’un euro d’argent « frais » à la Grèce, car ils s’étaient eux-mêmes enfermés dans un climat populiste selon lequel leurs peuples payaient pour ces paresseux de Grecs. Tout ceci est bien sûr faux, puisqu’ils paient pour les banques, pas pour les Grecs. Qu’a apporté la position forte tenue contre vents et marées par le peuple grec au référendum ? Elle a réussi à internationaliser le problème, à le faire sortir des frontières, à dévoiler le dur visage des partenaires européens et des créanciers. Elle a réussi à donner à l’opinion internationale l’image, non pas d’un peuple de fainéants, mais d’un peuple qui résiste et qui demande justice et perspective. Nous avons testé les limites de résistance de la zone euro. Nous avons fait bouger les rapports de forces. La France, l’Italie, les pays du Nord avaient tous des positions très différentes. Le résultat, bien sûr, est très difficile mais, d’un autre côté, la zone euro est arrivée aux limites de sa résistance et de sa cohésion. Les six prochains mois seront critiques et les rapports de forces qui vont se construire durant cette période seront tout aussi cruciaux. En ce moment, le destin et la stratégie de la zone euro sont remis en question. Il y a plusieurs versions. Ceux qui disaient « pas un euro d’argent frais » ont finalement décidé non pas seulement un euro mais 83 milliards. Donc de 10,6 milliards sur cinq mois on est passé à 83 milliards sur trois ans, en plus du point crucial qu’est l’engagement sur la dépréciation de la dette, à discuter en novembre. C’est un point clé pour que la Grèce puisse, ou non, entrer dans une trajectoire de sortie de la crise. Il faut cesser avec les contes de messieurs Samaras et Venizelos, qui prétendaient sortir des memoranda. La réalité est que ce conte avait un loup, ce loup c’est la dette. Avec une dette à 180-200 % du PIB, on ne peut pas avoir une économie stable. Le seul chemin que nous pouvons suivre est celui de la dépréciation, de l’annulation, de l’allégement de la dette. La condition pour que le pays puisse retrouver une marge financière, c’est qu’il ne soit plus obligé de dégager des excédents budgétaires monstrueux, destinés au remboursement d’une dette impossible à rembourser.
Le non au référendum était un non à l’austérité…
Alexis Tsipras: Il y avait deux parties dans la question posée au référendum. Il y avait la partie A qui concernait les mesures prérequises et la partie B qui concernait le calendrier de financement. Si nous voulons être tout à fait honnêtes et ne pas enjoliver les choses, par rapport à la partie A, l’accord qui a suivi le référendum est similaire à celui que le peuple grec a rejeté. En ce qui concerne la partie B par contre, et là nous devons être honnêtes, c’est le jour et la nuit. Nous avions cinq mois, 10,6 milliards, cinq « revues ». Nous avons 83 milliards – c’est-à-dire une couverture totale des besoins financiers sur le moyen terme (2015-2018), dont 47 milliards pour les paiements externes, 4,5 milliards pour les arriérés du secteur public et 20 milliards pour la recapitalisation des banques et, enfin, l’engagement crucial sur la question de la dette. Il y a donc un recul sur la partie A de la part du gouvernement grec, mais sur la partie B il y a une amélioration : le référendum a joué son rôle. Le mercredi soir précédent le scrutin, certains avaient créé les conditions d’un coup d’État dans le pays, en proclamant qu’il fallait envahir Maximou (le Matignon grec – NDLR), que le gouvernement emmenait le pays vers une terrible catastrophe économique, en parlant de files d’attente devant les banques. Je dois dire que le peuple grec a su garder son sang-froid, au point que les télévisions avaient du mal à trouver du monde pour se plaindre de la situation, ce sang-froid était incroyable. Ce soir-là, je me suis adressé au peuple grec et j’ai dit la vérité. Je n’ai pas dit : « Je fais un référendum pour vous sortir de l’euro. » J’ai dit : « Je fais un référendum pour gagner une dynamique de négociation. » Le non au mauvais accord n’était pas un non à l’euro, un oui à la drachme. On peut m’accuser d’avoir fait de mauvais calculs, d’avoir eu des illusions, mais à chaque moment, j’ai dit les choses clairement, j’ai informé deux fois le Parlement, j’ai dit la vérité au peuple grec.
Avec dans vos mains, les 61,2 % que vous a donnés le peuple grec, quel aurait été l’accord qui vous aurait satisfait lors de votre retour de Bruxelles ?
Alexis Tsipras: Le référendum a été décidé le jour de l’ultimatum, le 25 juin, vendredi matin, lors d’une réunion que nous avons tenue à Bruxelles, avec, devant nous, la perspective d’une humiliation sans sortie possible. C’était, pour eux, à prendre ou à laisser. « The game is over », répétait le président du Conseil européen, Donald Tusk. Ils ne s’en cachaient pas, ils voulaient des changements politiques en Grèce. Nous n’avions pas d’autre choix, nous avons choisi la voie démocratique, nous avons donné la parole au peuple. Le soir même en rentrant d’Athènes, j’ai réuni le Conseil gouvernemental où nous avons pris la décision. J’ai interrompu la séance pour communiquer avec Angela Merkel et François Hollande. Je leur ai fait part de ma décision ; le matin même, je leur avais expliqué que ce qu’ils proposaient n’était pas une solution honnête. Ils m’ont demandé ce que j’allais conseiller au peuple grec et je leur ai répondu que je conseillerai le non, pas dans le sens d’une confrontation mais comme un choix de renforcement de la position de négociation grecque. Et je leur ai demandé de m’aider à mener à bien ce processus, calmement, de m’aider afin que soit accordé par l’Eurogroupe, qui devait se réunir quarante-huit heures plus tard, une extension d’une semaine du programme afin que le référendum ait lieu dans des conditions de sécurité et non pas dans des conditions d’asphyxie, avec les banques fermées. Ils m’ont tous les deux assuré à ce moment-là, qu’ils feraient tout leur possible dans cette direction. Seule la chancelière m’a prévenu qu’elle s’exprimerait publiquement sur le référendum, en présentant son enjeu comme celui du maintien ou non dans l’euro. Je lui ai répondu que j’étais en absolu désaccord, que la question n’était pas euro ou drachme, mais qu’elle était libre de dire ce qu’elle voulait. Là, la conversation s’est arrêtée. Cette promesse n’a pas été tenue. Quarante-huit heures plus tard, l’Eurogroupe a pris une décision très différente. Cette décision a été prise au moment où le Parlement grec votait le référendum. La décision de l’Eurogroupe a mené en vingt-quatre heures à la décision de la BCE de ne pas augmenter le plafond ELA (mécanisme de liquidités d’urgence dont dépendent les banques grecques – NDLR) ce qui nous a obligés à instaurer un contrôle de capitaux pour éviter l’effondrement du système bancaire. La décision de fermer les banques, était, je le pense, une décision revancharde, contre le choix d’un gouvernement de s’en remettre au peuple.
Vous attendiez-vous à ce résultat ?
Alexis Tsipras: J’avoue que jusqu’au mercredi (précédent le scrutin – NDLR) j’avais l’impression que ce serait un combat indécis. À partir du jeudi, j’ai commencé à réaliser que le non allait l’emporter, et le vendredi j’en étais convaincu. Dans cette victoire, la promesse que j’ai faite au peuple grec de ne pas jouer à pile ou face la catastrophe humanitaire a pesé. Je ne jouais pas à pile ou face la survie du pays et des couches populaires. À Bruxelles, par la suite, sont tombés sur la table plusieurs scénarios terrifiants. Je savais durant les dix-sept heures où j’ai mené ce combat, seul, dans des conditions difficiles, que si je faisais ce que me dictait mon cœur – me lever, taper du poing sur la table et partir – le jour même, les succursales des banques grecques à l’étranger allaient s’effondrer. En quarante-huit heures, les liquidités qui permettaient le retrait de 60 euros par jour se seraient taries et pis, la BCE aurait décidé d’une décote des collatéraux des banques grecques, voire aurait exigé des remboursements qui auraient conduit à l’effondrement de l’ensemble du système bancaire. Or un effondrement se serait traduit non pas par une décote des épargnes mais par leur disparition. Malgré tout j’ai mené ce combat en essayant de concilier logique et volonté. Je savais que si je partais j’aurais probablement dû revenir, dans des conditions plus défavorables encore. J’étais devant un dilemme. L’opinion publique mondiale clamait « #ThisIsACoup », au point que c’est devenu cette nuit-là sur Twitter le premier hashtag au niveau mondial. D’un côté, il y a avait la logique, de l’autre la sensibilité politique. Après réflexion, je reste convaincu que le choix le plus juste était de faire prévaloir la protection des couches populaires. Dans le cas contraire, de dures représailles auraient pu détruire le pays. J’ai fait un choix de responsabilité.
Vous ne croyez pas à cet accord et pourtant vous avez appelé les députés à le voter. Qu’avez-vous en tête ?
Alexis Tsipras: Je considère, et je l’ai dit au Parlement, que c’est une victoire à la Pyrrhus de nos partenaires européens et de nos créanciers, en même temps qu’une grande victoire morale pour la Grèce et son gouvernement de gauche. C’est un compromis douloureux, sur le terrain économique comme sur le plan politique. Vous savez, le compromis est un élément de la réalité politique et un élément de la tactique révolutionnaire. Lénine est le premier à parler de compromis dans son livre la Maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») et il y consacre plusieurs pages pour expliquer que les compromis font partie des tactiques révolutionnaires. Il prend dans un passage l’exemple d’un bandit pointant sur vous son arme en vous demandant l’argent ou la vie. Qu’est censé faire un révolutionnaire ? Lui donner sa vie ? Non, il doit lui donner l’argent, afin de revendiquer le droit de vivre et de continuer la lutte. Nous nous sommes retrouvés devant un dilemme coercitif. Aujourd’hui, les partis de l’opposition et les médias du système font un boucan impressionnant, allant jusqu’à demander des procédures pénales contre Yanis Varoufakis. Nous sommes tout à fait conscients que nous menons un combat, en mettant en jeu notre tête, à un niveau politique. Mais nous menons ce combat en ayant à nos côtés la grande majorité du peuple grec. C’est ce qui nous donne de la force.
Entretien réalisé par
Kostas Arvanitis (STO kokkino) traduction Théo Koutsaftis
L’Humanité, Vendredi, 31 Juillet, 2015