Le projet d’un État-providence espagnol moderne ("État-providence dans le cadre du capitalisme financier") est épuisé historiquement. En mars 2011 un petit groupe de jeunes d’origine urbaine/citadine a organisé une manifestation contre la corruption omniprésente dans les domaines de l’économie et de la politique, mais aussi contre le système bi-partite et la grande coalition qu’il porte en germe. Beaucoup d’entre eux avaient renoncé à lutter de l’intérieur contre les blocages des partis (de gauche) et leurs querelles stériles. Pourtant, la plupart d’entre eux n’étaient pas des personnes "surqualifiées" et politisées, sans perspective en dépit de leur capital scolaire souvent remarquable. Les mouvements en Afrique du Nord, mais aussi la grande manifestation au Portugal, qui ont tous été organisés en dehors des structures de parti, ont été leur inspiration directe. Et ce n’est pas à cause du nombre de personnes qui ont répondu à ces appels, mais en raison de l’importante et persistante vague de sympathie que ces mouvements ont déclenché et qui a atteint même les plus petits villages. La répression policière à la Puerta del Sol à Madrid a entraîné une nouvelle vague de solidarité qui a contribué à étendre la portée territoriale du mouvement. Sur plus de 100 places dans toute l’Espagne des camps de tentes bien organisés ont été érigés, activement soutenus par les citoyens dont la plupart n’avaient pas été politiquement actifs jusque-là. Les cantines, les bibliothèques, mais aussi des groupes de discussion sur différents thèmes (le système financier, les questions de genre, la corruption, la privatisation des droits d’auteur) ont attiré à la fois des jeunes et des moins jeunes pendant des semaines, des personnes devenues politiquement actives pour la première fois ou d’autres qui avaient cessé de l’être depuis des années. La décision a été prise d’appeler à de nouvelles assemblées décentralisées afin d’impliquer politiquement et localement davantage de citoyens, y compris dans les quartiers résidentiels. L’etablishment, y compris l’etablishment de gauche, n’était tout simplement pas préparé pour ou complètement submergé par la vague massive de sympathie – 90% de la population selon une enquête réalisée par l’Institut de recherche officiel sur l’opinion publique. Ainsi la manifestation du 15 mai s’est avéré être le catalyseur d’un profond mécontentement, qui ne s’était jusqu’ici pas encore clairement exprimé. Les élections municipales qui ont eu lieu une semaine plus tard ont montré clairement ce mécontentement, qui s’est exprimé par une forte et en partie consciente abstention, une augmentation très modérée seulement des votes pour les partis de gauche et une débâcle électorale pour le PSOE. L’occupation de succursales de banques (entre autres, Banco de Santander, qui est directement responsable de la spéculation sur les obligations d’État espagnoles), les manifestations devant les sièges des administrations locales que des politiciens corrompus vont occuper à nouveau après les élections, les squats d’appartements réussis après des expulsions par la police pour cause de non-paiement des prêts hypothécaires et de nombreux autres facteurs, ne s’arrêteront pas. Le 19 juin, une grande manifestation est prévue contre le "Pacte euro +" qui va faire passer la révolution espagnole dans la sphère de l’anti-néo-libéralisme.
La question est maintenant : comment continuer ? Qu’est-ce qui peut être fait pour construire un réseau stable et dense de citoyens organisé selon le principe de solidarité, susceptible de créer les conditions d’une révolte permanente de basse intensité contre les conséquences désastreuses du néo-libéralisme et capable de garder l’hégémonie dans les rues et les places dans tout le pays ?
Une autre question reste ouverte: quelles relations avec les pouvoirs établis, institutionnalisé, c’est-à-dire les partis de gauche, les élections? Que les revendications du mouvement du 15 mai nécessitent un relais institutionnel est devenu évident pour de nombreux protagonistes, même si le mouvement est un mouvement politique conscient, qui se vit comme tel, et même si la critique est dirigée contre le système bi-partite, plutôt que contre tous les partis, le scepticisme vis-à-vis des formes institutionnalisées de la politique est plus élevé que jamais.
(Dans l’article "Le Capitalisme des Propriétaires fonciers à la Recherche d’un aménagement du néolibéralisme" du livre Classes sociales: retour ou Renouveau ?, Syllepse, Paris, 2003) nous avons déjà noté le potentiel conflictuel de la question des «surqualifiés», qui ont déjà joué un rôle majeur pendant la guerre en Irak.)