Les propositions de gauche ne suffisent pas, il faut des stratégies pour les faire appliquer

Les crises se multiplient : crises financière et économique de 2010, crise de l’endettement des États avec le risque de déclenchement de crises sociales dans le sillage des politiques d’austérité comme celle de la Grèce, réchauffement climatique et crises écologiques imminentes. De nouvelles guerres froides suscitent des conflits nouveaux et anciens. Tout cela est maintenant accéléré par la crise du coronavirus qui peut être considérée comme l’expression résumée d’un mode de production et de vie mondial et impérial fatal. Le virus n’est pas la raison de la crise, mais plutôt son accélérateur, et, sur la base des leçons douloureuses tirées de la crise qui a débuté en 2008, il est clair que les mesures d’austérité imposées précédemment ne sont pas acceptables aujourd’hui. C’est peut-être la raison pour laquelle Klaus Schwab, fondateur du Forum économique de Davos, a déclaré que « le néolibéralisme est mort, il appartient au passé », annonçant la nécessité, même pour les élites dirigeantes, d’un changement de paradigme qui tentera de supplanter le capitalisme en crise.

Nous avons vu que la réaction de nombreux gouvernements pendant cette pandémie a été d’augmenter les dépenses publiques pour les systèmes de santé et de distribuer de l’argent aux secteurs économiques touchés. Les ministères des finances sont traversés par une sorte de vague néokeynésienne en réponse à cette crise.

À transform!, nous faisons l’analyse qu’il ne s’agit pas de revenir à Keynes, mais de proposer, en partant des paramètres de la crise, que la sortie de crise vienne d’une vision réaliste de la démocratie économique, de la propriété sociale. Une idée que nous puisons dans le mouvement environnemental et la théorie des biens communs, c’est-à-dire que la santé, l’éducation, mais aussi l’eau, l’énergie, le logement… sont pensés comme des biens communs qui nous mettent au défi de les gérer de manière démocratique et participative. Débattre du rôle de l’État, du secteur public, de l’orientation démocratique des fonds de relance, de l’économie sociale. Nous comprenons que, pour que la démocratie l’emporte sur les marchés, il est nécessaire de contester l’hégémonie de la propriété privée dans la concurrence comme seul gestionnaire de la réalité.

Parce que, en plus, c’est inévitable : la catastrophe climatique conduit inévitablement à un changement de cap dans la façon de produire et de consommer dans le monde, et il est évident que cette transformation socio-écologique ne se fera pas par le marché libre, au contraire, elle ne peut se faire qu’à partir de l’intervention publique ou démocratique dans la décision économique.

Nous devons repenser des propositions comme celle-ci, car même l’OCDE met en garde contre un changement profond de l’économie, en parlant d’une double transformation : la tendance au capitalisme vert et au capitalisme numérique ; tous deux nous obligent à repenser le monde dans une perspective de transformation qui, de notre point de vue, doit être socialiste, féministe et écologiste. La concentration du capital s’accélère, renforçant le pouvoir oligopolistique des grandes entreprises, notamment dans l’économie des plateformes, qui nous mettent au défi d’agir en faveur d’une démocratisation des processus de décision économique. Les petites et moyennes entreprises sont l’un des grands perdants de cette crise et sont gravement touchées par les blocages, générant encore plus d’incertitude quant aux formes politiques pouvant exprimer le mécontentement.

Dans le même temps, le rôle de l’UE en tant qu’acteur mondial est en train de changer. La part de l’UE dans le PIB mondial a chuté, passant de 26 % (en 1980) à environ 15 % (en 2020) (1), ce qui signifie que ni l’amélioration de l’emploi ni la cohésion sociale n’ont été des sujets d’actualité avant déjà la pandémie du coronavirus. Entre autres, le démantèlement des systèmes de santé pendant des décennies a eu des conséquences dramatiques — et pas seulement dans les pays du Sud de l’Europe. La République tchèque, la Belgique et l’Italie font partie des pays qui comptent le plus grand nombre de décès du coronavirus par million d’habitants. Le taux de chômage atteint 15 % en Espagne et en Grèce, suivies par l’Italie avec 11 % et la Suède, la Lituanie et la Lettonie avec plus de 8 %. En 2019, le pourcentage de personnes menacées ou touchées par la pauvreté était de 30 % ou plus en Grèce, en Roumanie ou en Bulgarie, de 25 % en Espagne, en Italie, en Lituanie et en Lettonie, et de seulement 15 % en Slovénie et en République tchèque. Cela signifie que les inégalités sociales continuent de se creuser à grande vitesse dans toutes les régions d’Europe, au Nord, au Sud, à l’Est et à l’Ouest. Dans le même temps, la polarisation politique s’accroît en parallèle de la polarisation sociale, comme le montre clairement le fossé Nord-Sud qui s’est creusé en 2014 : au Sud, la contestation est de gauche, tandis qu’elle tend à être de droite au Nord. Aujourd’hui — en 2021 — la dynamique politique évolue en faveur des partis et mouvements de droite dans la plupart des pays de l’UE et de nouvelles alliances émergent ou deviennent possibles, comme celle entre le PiS, parti national-conservateur polonais, le Fidesz, parti de droite conservateur hongrois, et la Lega, parti nationaliste italien (2). Des approches similaires ont été faites par Matteo Salvini (Lega) déjà en 2019 envers l’AfD allemande et le Vox espagnol. Parmi les pays de l’UE également, les tensions et les tendances à la désintégration surgissent plus fréquemment, notamment dans les marchandages sur le montant et la pondération du budget de l’UE ou à propos du montant et de l’orientation des programmes d’aide pour faire face à la pandémie.

Mais c’est précisément pour cette raison qu’il est remarquable qu’en 2021, à la différence de 2011, le pacte de stabilité et de croissance ait été suspendu et qu’un programme de reconstruction de plus de 750 milliards d’euros (Next-Generation-Programme) ait été adopté, de même que des programmes de relance nationaux dans tous les pays de l’UE. Autrement dit, les règles et les dogmes de l’austérité en vigueur depuis plus de vingt ans ont été suspendus, du moins le temps que dure la crise. Toutefois, la question de savoir s’il s’agit seulement d’un moment de « répit » sur la voie d’un retour différent à l’austérité, ou si cela se muera en occasion d’agir en faveur du nécessaire changement social et écologique s’appuyant sur de nouvelles réglementations et de nouveaux instruments, sera finalement tranchée par les relations de force existantes et dépend donc aussi de la puissance de forces de gauche suffisamment larges et capables de mobiliser.

Les questions sont les suivantes : La gauche peut-elle profiter de cette conjoncture pour des interventions de gauche en faveur de la transformation sociale et écologique ? Comment devra-t-elle organiser la lutte sans le soutien de grands mouvements de masse contre les politiques d’austérité ? Comment les partis de la gauche radicale peuvent-ils réussir à lier les approches politiques nationales et européennes plus étroitement ? (3).

À la différence de 2019, la gauche en 2021 au niveau européen n’est pas fragmentée en différents projets en concurrence les uns avec les autres. En même temps, cependant, et également à cause du coronavirus, les dynamiques de gauche manquent sur les champs de combat nationaux et européens. Le cycle de protestations massives réussies qui a conduit à la participation de la gauche au gouvernement, d’abord en Grèce et ensuite en Espagne, et à un soutien des socialistes au Portugal, s’est épuisé. Même si la gauche fait encore partie du gouvernement en Espagne, il n’y a pas d’effet européen comme cela avait été le cas avec Syriza.

Mais aussi, au niveau national, la désaffection des nouveaux projets de gauche était devenue évidente lors des élections européennes de 2019, une tendance qui s’est confirmée lors des élections nationales. Les résultats des élections municipales de Madrid en 2021 et les sondages d’opinion actuels révèlent une crise des projets populistes de gauche. À l’exception d’Akel et de Syriza, aucun parti de gauche n’atteint actuellement plus de 20 % des voix. Après tout, le PTB en Belgique est à 17 %, le Levica slovène à 10 %. Mélenchon est actuellement à 11 % dans les sondages d’opinion pour les élections présidentielles de 2022, ce qui correspond à la quatrième place. S’il y avait des élections parlementaires européennes aujourd’hui, la Gauche européenne (GE, European LEFT) atteindrait 6,5 %, les Verts 8 %, et les sociaux-démocrates 19 %, c’est-à-dire que ces trois familles de partis ne recueilleraient actuellement qu’environ un tiers des voix.

Si la gauche voulait intervenir sérieusement, elle devrait affiner son profil et, surtout, chercher des alliés sociaux. La nécessité d’une réorientation vers une transformation socio-écologique et vers une société de solidarité, de même que le besoin d’un travail systémiquement pertinent, ont été brutalement révélés dans tous les pays par la crise du coronavirus. C’est la raison pour laquelle, en tant que transform! europe, nous voulons approfondir les questions suivantes afin de contribuer au débat nécessaire au sein de la gauche :

1.  Crises profondes : Conforter ou dépasser le système ? L’année dernière, transform! et ses membres ont initié un chantier d’analyse de la crise. Nous voulons aborder la crise sous deux angles : d’une part, réfléchir à nouveaux instruments budgétaires et d’endettement et, d’autre part, engager le débat sur un nouveau modèle social, sur le rôle des États, sur la propriété et la socialisation du secteur financier avec contrôle des capitaux et démocratie économique, sur l’émancipation et le travail.

2.  Qui se bat pour quoi : les nouvelles bases de la gauche : il est impératif d’identifier, à travers les différentes luttes, les nouvelles bases sociales de la gauche. Du débat politique à la manifestation de rue, du vote à la consommation engagée, de la grève au militantisme sur internet, nous voulons saisir toutes les formes de « participation politique ».

3.  Idées et théorie critique : à l’intérieur des luttes contre la domination, de nouveaux horizons analytiques et théoriques émergent. Ce travail intellectuel, comme la dynamique de l’éducation populaire, peut aider à tracer des chemins de convergence entre des fronts politiques isolés. Dans le sillage des mouvements idéologiques qui cherchent à articuler les luttes contre les différentes formes de domination (sexiste, raciste, capitaliste, etc.), nous souhaitons promouvoir des initiatives intellectuelles qui jettent des ponts entre les différentes pensées de l’émancipation. Ces alliances sont nécessaires pour défendre la démocratie en Europe et lutter en faveur d’une Europe ouverte et démocratique qui offre également une protection aux réfugiés. La gauche doit élaborer ses propres réflexion sur cette question non résolue à l’intérieur de l’UE et au-delà — également sous la forme d’une approche concrète de la pratique de la solidarité.

Ce moment est en effet l’occasion pour les forces progressistes, traversées par des mouvements idéologiques et sociaux profondément enracinés (mouvements écologistes, féministes, antiracistes), de se rassembler et d’élaborer un projet de société humaniste et écologiste. transform!, en tant que réseau transnational européen, souhaite encourager et accompagner cette lutte politique riche et complexe, à l’intérieur et à l’extérieur des institutions.

Notes

1. Union européenne : Part de l’UE dans le PIB mondial entre 1980 et 2019, ajusté au pouvoir d’achat, et prévisions pour 2025. https://de.statista.com/statistik/daten/studie/249045/ umfrage/anteil-der-europaeischen-union-eu-amglobalen-bruttoinlandsprodukt-bip/

2. Sandor Zsiros : Les partis de droite à la recherche de nouvelles alliances. https://de.euronews.com/2021/04/01/ rechtsparteien-streben-allianz-an

3. Voir: Amieke Bouma/Cornelia Hildebrandt & Danai Koltsisa (2021), Left in Diversity, Merlin Press (sous presse).

Publication initiale : 2e numéro de Quistioni. Le Magazine de la Gauche européenne (éditions en anglais, en français et en espagnol)

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