Les travailleurs des ports néerlandais veulent prendre leur retraite en bonne santé

En 2019, le syndicat FNV Havens a annoncé la couleur : cette situation ne peut plus durer. L’espérance de vie n’a cessé d’augmenter, repoussant l’âge à partir duquel les travailleurs néerlandais peuvent faire valoir leurs droits à la retraite, financée en partie par leur(s) ancien(s) employeur(s). En 2004, les avantages fiscaux incitant les gens à prendre une retraite anticipée ont été supprimés. « Pour ces métiers physiquement pénibles, où le travail posté exerce une forte pression sur la santé des travailleurs, l’âge de 67 ans est beaucoup trop élevé », estime Niek Stam, dirigeant du syndicat FNV Havens. Dès 2017, une étude avait démontré que le travail de nuit augmentait les risques de maladies cardiovasculaires et de diabète, et qu’il réduisait l’espérance de vie. Les dockers travaillent par roulement 24 h / 24, payant ainsi un lourd tribut aux secteurs économiques dont la viabilité repose sur une activité ininterrompue.

Les syndicats sont implantés depuis longtemps dans le secteur portuaire et parviennent à mobiliser les travailleurs. Ils œuvrent activement à l’obtention d’accords permettant la prise d’une retraite anticipée. À ce jour, 23 des 62 conventions collectives négociées par FNV Havens prévoient qu’un pourcentage du salaire soit mis de côté afin que les travailleurs puissent arrêter leurs activités trois ans plus tôt tout en continuant à bénéficier d’un revenu décent. Le syndicat des dockers souhaite que ce mécanisme de retraite anticipée soit également financé par les taxes payées par les travailleurs à l’occasion d’heures de travail irrégulières/atypiques. Il en va de même pour la contribution de retraite que les employeurs n’ont pas eu à payer ces dernières années. Enfin, afin d’éviter toute taxation punitive dans ce domaine, un accord doit être trouvé avec le gouvernement, qui ne verse pas un centime pour la retraite anticipée. Selon Niek Stam,

« d’ici 2032, le secteur investira 83 millions d’euros dans cette opération. Bien entendu, les employeurs se rendent compte eux aussi que les travailleurs plus âgés n’atteignent souvent pas l’âge de la retraite, qu’ils sont contraints de la prendre plus tôt et qu’ils (les employeurs) doivent continuer à les rémunérer pendant deux ans avec des congés maladie. Les employeurs ont également intérêt à ce que les travailleurs atteignent l’âge de la retraite en assez bonne santé. La plupart d’entre eux sont donc heureux d’adhérer à ce dispositif. Il s’agit d’une initiative novatrice aux Pays-Bas et unique en Europe ».

Rendre les choses aussi faciles que possible pour les travailleurs plus âgés

 

Dans les conventions collectives négociées par FNV Havens pour les ports maritimes néerlandais (Rotterdam, Amsterdam et en Zélande), le syndicat a toujours défendu la santé et la sécurité ainsi que la faisabilité de l’emploi pour les travailleurs plus âgés. Ainsi, des accords collectifs encadrent les « règles adaptées aux seniors » (Senioren Fitregelingen) qui permettent aux travailleurs âgés, cinq ans avant l’âge légal de la retraite, de bénéficier d’un horaire de travail réduit avec maintien de salaire et des droits relatifs au calcul de leurs retraites. « Nous essayons toujours de faciliter au maximum les choses pour les seniors », explique Niek Stam.

« Ils ont souvent commencé à travailler jeunes. De plus, l’automatisation et la robotisation ont supprimé un grand nombre de tâches légères et physiquement moins exigeantes, ce qui réduit les possibilités de rotation des équipes. Et l’automatisation n’entraîne pas forcément une diminution de la pénibilité du travail. Si vous passez toute la journée en tant que conducteur à distance d’une grue, en contrôlant le chargement et le déchargement de porte-conteneurs à partir d’un écran, ce travail exige une quantité énorme d’efforts et de concentration. Mais, en plus de toutes les exigences physiques, c’est le relèvement ininterrompu de l’âge de la retraite qui exige une réaction vigoureuse. »

Le port de Rotterdam
Le port de Rotterdam est le plus grand port maritime d’Europe et le onzième au monde pour le trafic de conteneurs. Il joue un rôle important dans le transbordement de conteneurs et de marchandises en vrac comme le pétrole, les produits chimiques, le charbon et le minerai de fer. Il emploie directement près de 70 000 personnes et quelque 200 000 travailleurs indirects. Le syndicat FNV Havens compte au total environ 6 000 membres dans les ports néerlandais de Rotterdam, d’Amsterdam et de Zélande, et a négocié 60 conventions collectives en leur nom.


Un travail dangereux

Les travailleurs portuaires non seulement courent un risque de burn-out prématuré dû à la pénibilité de leur travail et du travail posté, mais le travail est également dangereux en soi. En dépit de la législation sur la sécurité et la santé au travail, chaque travailleur a été confronté, à un moment ou à un autre, à un accident ou à un quasi-accident au travail : un lamaneur qui fait une chute, un collègue heurté par un chariot élévateur. Les risques physiques liés aux cargaisons appartiennent peut-être au passé, et de plus en plus de tâches dans le port sont automatisées, mais les situations dangereuses restent quotidiennes. « Avec les anciennes cargaisons, le risque d’accident était beaucoup plus élevé, mais les travailleurs étaient bien plus attentifs à la sécurité », explique Niek.

Niek Stam, vice-président de la section des dockers de la Fédération internationale des ouvriers du transport (International Transport Workers’ Federation, ITF), estime qu’il est important, dans le contexte européen et, idéalement, international, d’adopter de bonnes normes de sécurité et de santé au travail dans ce secteur :

« Les navires deviennent toujours plus imposants, la pression du travail s’intensifie, et les autorités portuaires persistent à vouloir déplacer les cargaisons au moindre coût et le plus rapidement possible. La qualité devrait être la priorité dans le travail portuaire. C’est pour cette raison que nous avons lancé la campagne d’accorage, par exemple, dans le cadre de laquelle nos inspecteurs de l’ITF contrôlent les navires pour s’assurer que le travail d’accorage est réellement effectué par des dockers qualifiés et non par des marins moins bien payés. Il s’agit d’un moyen efficace d’améliorer la sécurité dans le monde entier. »

Dans l’enquête néerlandaise menée en 2020 sur les conditions de travail, le secteur du transport et de la logistique se classait parmi les dix catégories professionnelles les plus dangereuses du pays. FNV Havens réclame depuis longtemps la création d’un registre des accidents du travail — même si cela doit être sous la forme d’une base de données anonymisées pour l’ensemble des ports. Les autorités portuaires ont leurs propres protocoles de sécurité et refusent, au nom de l’intérêt des entreprises, de partager les données détaillées de certains accidents du travail. En outre, comme l’inspection du travail du gouvernement ne recense les absences qu’après trois jours, il n’existe pas de chiffres précis sur les accidents dans les ports néerlandais.

Bruce Heezen (31 ans) : « Vous ne devez pas laisser la pression du travail vous atteindre. »


Bruce Heezen voit beaucoup de travailleurs portuaires seniors tomber malades ou être complètement épuisés au moment où ils prennent leur retraite. D’après lui, ils ont tous des problèmes d’épaule, de genou et de dos. De son côté, Bruce pourra prendre sa retraite à l’âge de 69 ans et 3 mois. « À ce moment-là, j’aurai fait 53 ans de métier, dit-il. Mais je n’y parviendrai pas dans le secteur du transbordement du charbon et du minerai de fer. »

EECV est une société de transbordement de minerai de fer et le principal fournisseur de la société Thyssen-Krupp, le géant allemand de l’acier. Contrairement à d’autres sociétés de vrac sec, EECV n’approvisionne pas les centrales électriques au charbon. Bruce raconte : « J’aime le transbordement de vrac sec. C’est un travail varié, avec le prélèvement du charbon dans la cale à l’aide d’une benne, le nettoyage des escaliers, le pelletage des dernières tonnes lorsque le navire est presque vide, sans oublier tout ce qui se passe au-delà des tours de vrac. C’est là que les imposants tas de charbon et de minerai de fer sont transférés par des chargeurs flexibles sur des barges en direction de la Ruhr en Allemagne. »

Le travail sur le transbordement du charbon est éprouvant, selon Bruce. « Pas seulement physiquement, mais aussi parce que vous travaillez 24 heures sur 24 — cela vous tue. Souvent, la nuit, je vois des collègues utiliser leur pause pour dormir. Et on ne se nourrit pas aussi sainement la nuit : des gâteaux et des trucs gras, pour rester éveillé. Beaucoup de travailleurs sont en surpoids et souffrent de diabète. Je fais beaucoup de sport, donc je suis encore en forme. Mais j’ai tout le temps mal aux genoux et au dos. »


Bruce Heezen est bien conscient que des accidents peuvent se produire. Il a été témoin de nombreux quasi-accidents. Il s’est lui-même retrouvé coincé entre deux barges en 2017, alors qu’il passait de l’une à l’autre. « Par chance, je m’en suis sorti avec une simple blessure au genou. J’aurais pu être complètement écrasé. Il faut être très prudent. Et vous ne devez pas laisser la pression du travail vous atteindre. »


Bruce milite activement pour le syndicat FNV Havens. Il estime qu’il est important que les travailleurs portuaires puissent prendre leur retraite de façon anticipée. Il a fait grève à ce sujet au début de l’année. « Si vous avez donné 40 ans ou plus de votre vie à l’entreprise, vous ne devriez pas avoir à en souffrir. Pouvoir profiter de sa retraite est un droit incontestable. J’ai récemment travaillé avec un collègue plus âgé qui ne pouvait même plus monter sur une barge. Alors on s’entraide, les plus jeunes sont capables d’en faire plus. »

Johan van Kooten (56 ans): « Vous aviez l’habitude d’amarrer et de désamarrer les conteneurs en jeans et en baskets. »


Dans le port de Rotterdam, le travail d’accorage des conteneurs est effectué par deux sociétés spéciali
sées dans ce domaine : Matrans Marine Service (MMS) et International Lashing Services (ILS), qui effectuent toutes les opérations d’accorage pour les grands terminaux à conteneurs. Les entreprises d’accorage doivent respecter la réglementation portuaire, qui exige un personnel qualifié. « Les conteneurs doivent être arrimés correctement et de manière professionnelle pour ne pas bouger par mauvais temps », explique Johan van Kooten, accoreur. Il a vu au fil des ans ce travail devenir plus difficile et plus dangereux. Le fait de travailler 24 heures sur 24, en cinq équipes, pousse les accoreurs à abandonner prématurément leur emploi, et le taux de rotation des plus jeunes travailleurs est important. La pression du travail est élevée : il faut travailler par tous les temps et les bateaux sont de plus en plus grands. Les conteneurs doivent être arrimés ou désarrimés le plus rapidement possible.

Lorsque Johan a commencé à travailler comme accoreur, il n’y avait même pas de convention collective de travail. Celle-ci a été signée en 1991, après trois semaines de grève. « On avait l’habitude d’arrimer et de détacher les conteneurs en jeans et en baskets. Un navire faisait alors 13 mètres de large, et les "boîtes" étaient empilées sur trois niveaux. Nous étions deux par grue. Aujourd’hui, les navires mesurent 30 mètres de large et les conteneurs sont empilés sur 11 niveaux. Mais, comme il y a 30 ans, il n’y a toujours que deux hommes par grue. Avec FNV Havens, nous nous battons pour que la grue fonctionne avec quatre hommes, deux de chaque côté du pont. C’est beaucoup plus sûr. »


Sur les porte-conteneurs souvent gigantesques qui transportent environ 20 à 24 000 conteneurs, le nombre de marches que les arrimeurs doivent emprunter a lui aussi augmenté. Les barreaux des échelles à crinoline vont d’un niveau à l’autre. « Nous nous y accrochons pour nous protéger temporairement contre les chutes. À cause du nombre impressionnant de marches à monter et à descendre, tout le monde souffre des genoux. Avec les lourdes barres d’arrimage et les anneaux utilisés pour fixer et libérer les conteneurs, votre cou, vos épaules, vos poignets et vos mains subissent également des pressions importantes. Environ 60 % du temps perdu pour cause de maladie est dû à des problèmes d’ordre musculosquelettique. » Johan ne comprend pas pourquoi, dans un secteur qui brasse autant d’argent, les entreprises d’accorage ne consacrent pas plus de moyens pour améliorer la sécurité des accoreurs et renforcer les équipes de travail. Il y a seulement trois ans, un jeune accoreur a été tué dans une chute.

La convention collective signée avec MMS prévoit des mesures en faveur des travailleurs plus âgés. À partir de 55 ans, ils bénéficient de jours de congé supplémentaires  ; à partir de 57 ans, ils sont dispensés du travail de nuit  ; et à partir de 60 ans, ils peuvent renoncer à l’accorage et effectuer des tâches moins pénibles. Cinq ans avant d’atteindre l’âge de la retraite, ils peuvent commencer à travailler suivant des horaires de travail allégés, pour le même salaire et avec les mêmes droits à pension accumulés. Une mesure visant l’ensemble du port et autorisant une retraite anticipée est en préparation. « C’est vraiment nécessaire, car plus on vieillit, plus les problèmes physiques se multiplient. On dort moins bien et moins longtemps, et on met plus de temps à récupérer après un travail de nuit. Aux Pays-Bas, les 1,3 million de personnes soumises au travail posté jouent aujourd’hui le rôle des canaris dans les mines de charbon. »

Ton de Munck (61 ans) : "Les choses peuvent si facilement mal tourner."

Avant le départ du navire, Ton de Munck conduit quelque 150 remorques à bord, et ses collègues les sécurisent au moyen de cales en bois et de chaînes. Cet arrimage est un travail difficile, d’autant plus que bon nombre de camionneurs ou d’automobilistes qui font la traversée vers l’Angleterre conduisent eux-mêmes leur véhicule à bord. À l’arrivée, l’opération est effectuée en sens inverse. Ton de Munck travaille pour Stena Line depuis 35 ans et peu de choses ont changé. « À part la pression du travail, dit-il. Les anciens ont connu quelques changements, car une grande partie des charges transportées sont des cargaisons mixtes. Nous avions bien plus de pauses et de temps de repos entre les opérations. Il y a maintenant 20 fois plus de travail ; les navires sont beaucoup plus grands. Avant, un bateau transportait six remorques, maintenant il y en a 160. Et il y a moins de travailleurs pour effectuer le travail. Si vous commencez à 13 h 30, vous n’aurez pas vraiment le temps de prendre un café entre 17 h 30 et 22 h 30. Aux heures de pointe, il faut être extrêmement vigilant. La moindre erreur peut être fatale. Les choses peuvent facilement mal tourner. »

Selon lui, Stena Line tient tacitement compte des travailleurs portuaires plus âgés. Ils ne doivent plus sécuriser les camions, et même s’ils ne doivent plus défaire les chaînes, personne ne se plaint. "Les plus jeunes s’en chargent", explique Ton de Munck, dont le fils travaille également pour Stena. Il est chauffeur depuis 20 ans.


À ses yeux, 62 ans est un bon âge pour prendre sa retraite. "Beaucoup de gars ont dû se faire opérer d’une hernie. Les travailleurs portuaires commencent à travailler tôt et sont épuisés plus tôt. Quand ils sont jeunes, ils aiment les travaux physiques difficiles. Jusqu’à ce qu’ils rencontrent des problèmes physiques ou commencent à mal dormir."

En tant que militant syndical de FNV Havens, il se félicite de voir le syndicat ouvrir la voie à la retraite anticipée pour les travailleurs exerçant des métiers pénibles. "Nous avons commencé par quelques additions au dos de cartons de bière et nous continuons aujourd’hui à nous battre jusqu’à parvenir au but. Grâce à FNV Havens, la retraite anticipée pour les travailleurs exerçant des métiers pénibles est désormais à l’ordre du jour."


Publié initialement (version complète) par HesaMag #25 (Institut syndical européen
, ETUI)

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