Athènes (Grèce), envoyé spécial. Après l’accord extorqué le 13 juillet à Bruxelles par les institutions, et que le gouvernement grec doit mettre en application, avez-vous encore les moyens de mener les politiques que vous entendez ?
Georges Katrougalos : C’est tout l’enjeu de cette période. La situation est beaucoup plus compliquée qu’auparavant, cela ne fait pas doute, car nous avons les nouvelles contraintes émanant du memorandum. Mais il faut voir une chose : la formulation de l’accord offre encore des marges de négociation dans la phase d’application. J’estime dès lors que l’application de cet accord sera un champ de bataille, comme la négociation l’a été. Pour vous donner un exemple, j’ai dans mon portefeuille ministériel les grandes questions de droit du travail et de protection des travailleurs, et l’obligation qui nous est faite est de légiférer pour établir en Grèce les « meilleures pratiques européennes ». Pour nous, les « meilleures pratiques européennes » sont celles du modèle social européen : ce n’est pas révolutionnaire, mais il s’agit de s’appuyer sur le dialogue social, sur les négociations collectives, etc. Pour eux, au moins pour le Fonds monétaire international (FMI), « meilleures pratiques européennes », cela signifie la dernière vague de dérégulation, comme la loi Macron en France. Dans ces conditions, notre stratégie est de montrer la dimension européenne de ce qui se joue aujourd’hui en Grèce. Nous demandons aujourd’hui que le Parlement européen soit saisi du suivi de la mise en œuvre du memorandum. Dans mon domaine, j’ai demandé à la commission Emploi et Affaires sociales de surveiller les négociations sur le travail et sur les retraites.
Qu’en attendez-vous de ce regard du Parlement européen ?
GK : Cela est intéressant à plusieurs titres : d’une part, assurer la transparence dans les discussions, et d’autre part, établir, comme je le pense, que la Grèce est bel et bien le laboratoire de l’avenir de l’Europe. Si les « meilleures pratiques européennes » en matière de travail sont celles qui imposent la dérégulation sociale, cela ne s’arrêtera pas à la Grèce… Ensuite, ce sera le tour de la France, de l’Allemagne, etc. Pour réussir à neutraliser les mesures néolibérales qui existent dans le memorandum, comme nous entendons le faire, cela dépend de deux facteurs : l’européanisation des négociations et le mouvement social en Grèce.
Vous parlez de « neutraliser les mesures néolibérales de l’accord », mais ça n’était pas possible de le faire dans la négociation ?
GK : Nous avons sous-estimé la volonté des cercles néolibéraux extrêmes de l’Union européenne, ils étaient prêts à la destruction totale de l’économie grecque afin d’extorquer cet accord. Ou alors nous avons sur-estimé le degré de démocratie qui existe à l’échelle de l’Union européenne. Au niveau national, la démocratie a fonctionné. On a eu le référendum, on avait l’expression de la volonté populaire. Mais le premier ministre s’est trouvé devant un dilemme impossible, une alternative infernale. On risquait la destruction totale de l’économie réelle avec la fermeture des banques à durée illimitée. Cela a été un coup d’Etat financier. La fermeture des banques n’était pas du tout un passage obligé : les banques grecques n’avaient pas un problème de solvabilité, semblable à celui des banques à Chypre ou en Irlande, elles avaient seulement un problème d’accès aux liquidités. Dans les mêmes circonstances, pendant les élections grecques de 2012, ce même problème avait été résolu par une augmentation des plafonds pour l’accès aux liquidités… Cette fois-ci, c’est la Banque centrale européenne (BCE) qui a décidé de nous asphyxier en limitant l’accès aux liquidités pour les banques grecques. C’était une arme politique contre nous.
On a été obligés de signer cet accord. Maintenant, nous devons essayer de mener une politique de gauche. Cela ne sera pas facile, c’est sûr. Mais l’alternative, c’est de cesser de gouverner et de rendre le pouvoir aux partis de l’ancien système qui ont conduit la Grèce où elle est aujourd’hui. Et à cet égard, il faut souligner qu’on n’a pas seulement le problème de nos relations avec les institutions européennes. Ici en Grèce, on a également le problème de la démocratisation et de la rupture avec le pouvoir des oligarques. Pour moi, il n’est pas concevable de rendre le pouvoir aux partis politiques de cet ancien système. Il faut essayer de mener une politique de gauche, même si c’est très difficile…
Quel programme entendez-vous défendre dans la campagne ?
GK : Nous voulons lutter contre l’oligarchie, contre la fraude fiscale. C’est à nous de le faire, ça ! Ce ne sera pas facile car les services fiscaux sont en sous-effectifs. C’est un point sur lequel nous sommes d’accord avec les institutions : elles veulent également combattre la fraude fiscale. Pour nous, l’objectif, c’est d’avoir une justice sociale dans la répartition de la charge fiscale…
Mais quand il s’agit de mesures de mesures de redistribution, à chaque fois, les institutions européennes biffent vos propositions…
GK : C’est vrai, ils ont toujours été très hostiles sur la justice sociale et la redistribution fiscale… L’exemple le plus éclatant, c’est quand nous avons proposé une taxe spéciale sur les citoyens ayant un revenu supérieur à 500.000 euros par an !
Vous avez évoqué le référendum qui a été un moment très fort d’expression démocratique en Grèce, avec une mobilisation énorme des jeunes et des citoyens des catégories populaires qui se sont massivement prononcé pour le « non ». Mais pourquoi n’êtes-vous pas parvenu à utiliser cette puissance ?
GK : On n’a pas pu… Le déséquilibre des forces était écrasant. C’est pour cette raison que je dis que la démocratie a fonctionné au niveau national, mais qu’elle n’a pas du tout fonctionné au niveau européen. Le référendum a tout de même fissurer le bloc de l’austérité, il n’est plus tout à fait monolithique. Les socialistes européens vont avoir du mal à s’identifier à des mesures purement néolibérales. Ils craignent, je pense, qu’une identification complète à ce programme néolibéral provoque leur évaporation totale du paysage politique européen, comme on l’a vu en Grèce avec le Pasok.
Dans la rue, on entend les gens ordinaires expliquer qu’eux, en votant « non » le 5 juillet ou, pour certains d’entre eux, en votant Syriza dès janvier dernier, ils ont pris un risque, celui de perdre le peu qu’ils avaient encore pour ne pas endurer l’austérité plus longtemps, et qui estiment aujourd’hui qu’au fond, le gouvernement Tsipras n’a pas été à la hauteur de leur détermination… Comment réagissez-vous ?
GK : Je comprends cette déception. Le référendum a été l’apogée de la démocratie en Grèce. Mais au niveau économique, il n’y avait pas d’alternative réaliste pour nous. C’était ça ou la destruction de l’économie réelle. Dans les délais extrêmement serrés que nous avions, je ne vois rien d’autre.
Après la démission d’Alexis Tsipras, et avec la perspective des élections en septembre, une partie de Syriza quitte le parti pour en créer un nouveau, Unité populaire, qui revendique l’héritage du « non » au référendum. Est-ce que le gouvernement dont vous faites partie peut encore incarner ce mouvement contre l’austérité ?
GK : Je crois que oui. Notre problème n’est pas la création du nouveau parti. Il ne s’agit pas d’une guerre civile de la gauche. Et au fond, plus il y a de députés de gauche, mieux c’est ! Le vrai enjeu, c’est que la gauche obtienne la majorité absolue et puisse former un gouvernement de gauche qui va essayer, sous la contrainte, sous les restrictions, d’appliquer un programme de gauche. Donc, je ne vois pas de problème avec les camarades qui ont des opinions différentes sur les perspectives du gouvernement… Le vrai problème, ça reste l’oligarchie grecque et le néolibéralisme !
Pour se dégager de l’étau, Unité populaire propose de faire demain une série de mesures comme arrêter le remboursement de la dette ou aller chercher du soutien dans les pays émergents des Brics… Que pensez-vous de ces éléments de rupture ?
GK : Ce sont des choses que nous avons tenté de faire depuis notre arrivée au pouvoir, en vérité. On a eu des contacts avec tout le monde. On a cherché toutes les alliances possibles au niveau international : de la Russie au Venezuela, et même l’Iran ! La réponse qui nous a été faite partout, c’est : « On ne peut pas vous aider à un niveau qui compenserait les financements de l’Union européenne. » Je ne suis pas du tout opposé à des discussions sur des plans alternatifs, bien au contraire. Mais dans ce cas concret, cette possibilité n’a pu se matérialiser à aucun moment. Le seul plan alternatif que nous avons vu, c’était celui de la destruction de l’économie de notre pays !
Avec l’accord, est-ce que l’économie grecque peut se relever ?
GK : L’économie est non seulement très fragile. Pour l’heure, on ne sait pas encore si on pourra neutraliser les nombreux éléments de récession que contient le memorandum. Cela dépend aussi si on aura le financement promis de 35 milliards d’euros, cela dépend de notre capacité à appliquer les autres éléments de notre politique. C’est un grand enjeu : c’est loin d’être gagné, mais rien n’est perdu.
Votre stratégie, c’est donc de défaire progressivement, et sans rupture, les éléments de l’accord et la tutelle qui vous sont imposés ?
GK : Exactement. Nous voulons défaire ou utiliser les marges qui demeurent dans le memorandum. Je veux insister, il ne s’agit pas seulement de trouver des mesures équivalentes : même l’interprétation de ce qu’on a conclu demeure ouverte dans bien des cas. C’est pour cette raison qu’il nous faut négocier au niveau européen, et pas simplement en bilatérale avec les institutions.
Qu’est-ce qui est sujet à interprétation ?
GK : L’essence du memorandum est de transformer la société grecque, les relations entre l’Etat, le marché et les citoyens. La dérégulation signifierait la mort du droit du travail et des droits sociaux, c’est un point central. Je ne dis pas cela car c’est dans mes attributions ministérielles. La Grèce a été choisie pour mener cette expérience de destruction de la société car le système politique était très facile à manipuler, mais l’objectif, c’est bien d’exporter ensuite ces expériences dans tout le reste de l’Europe demain.
Dans la gauche européenne qui a suivi avec une grande attention votre lutte contre l’austérité, il y a aujourd’hui une part de désarroi devant le mur auquel vous vous êtes heurtés. Quel message adressez-vous aux Européens ?
GK : La solidarité est très importante. C’est très bien de mesurer que ce qui se passe en Grèce concerne toute l’Europe. Je ne crois pas qu’il faille être déçu, ou dans le désarroi. Nous restons fidèles à nos idéaux. Mais il faut aussi comprendre la complexité de la situation. Si nous remportons ces élections, comme je l’espère, on aura une deuxième chance pour la Grèce et pour l’Europe.
Entretien réalisé par Thomas Lemahieu, 26 août, L’Humanité