Pour comprendre le défi posé par la révolution numérique à l’humanité, et donc aux acteurs de gauche et progressistes, nous devons la replacer dans le contexte politique plus large de la crise de civilisation actuelle.
publié à l’origine dans Bot Populi
Il nous faut comprendre que nous avons fini par atteindre les limites de la croissance. Les sociétés occidentales sont à l’origine du modèle « industrie-orientée-consommateur », lequel est en train de détruire les bases mêmes de l’existence humaine sur cette planète. Or, ce modèle connaît de plus en plus de répliques à travers le monde, se répandant chaque jour davantage, particulièrement dans le sud, le sud-est et l’est de l’Asie. Ce « mode de vie impérial » transforme la Terre en « serre » (Stockholm Resilience Centre). Ce n’est pas ici la construction de vaisseaux spatiaux pour embarquer vers une autre planète qui nous sauvera : si nous sommes incapables d’assurer la stabilité de notre planète mère et d’y vivre, comment pourrions-nous être capables de survivre sur une planète étrangère ?
Par la révolution numérique, il semblerait qu’on accède à une nouvelle étape du néolibéralisme, avec l’émergence d’une forme économique inédite en harmonie avec l’autoritarisme post-démocratique. La révolution numérique a commencé avec Internet pour déboucher aujourd’hui sur « l’industrie 4.0 », laquelle renvoie à des procédés de fabrication « intelligents » rendus possibles grâce au numérique. Telle qu’elle est conçue par le capitalisme contemporain, la révolution numérique entreprend de défendre au moins trois intérêts fondamentaux de la classe capitaliste.
Premièrement, elle rend possible un niveau plus élevé d’exploitation de la main-d’œuvre et de son travail à la fois intellectuel et émotionnel, ainsi que la surveillance et le contrôle des corps. Avec l’insertion de traceurs dans les vêtements des travailleurs et, de plus en plus, dans leur corps, les entreprises peuvent contrôler leurs mouvements en temps réel. Par exemple, la direction basée à Paris peut, si elle veut, suivre le bras des travailleurs dans les ateliers du Guangdong.
La direction basée à Paris peut, si elle veut, suivre le bras des travailleurs dans les ateliers du Guangdong.
Deuxièmement, cette régulation du corps des travailleurs s’accompagne d’un contrôle en temps réel des pièces de fabrication tout au long de la chaîne de valeur grâce à l’insertion de puces RFID. La surveillance des travailleurs, combinée avec l’attribution de chaque produit manufacturé à un travailleur particulier, engendre un système d’individualisation idéal dans la perspective d’un contrôle qualité.
Enfin, le contrôle d’Internet s’est traduit par un pouvoir inédit de répression à l’encontre de la résistance organisée des travailleurs. Développé au sein du système militaire américain, Internet a été structuré de façon à sécuriser les moyens de communication en temps de guerre. En détectant de manière autonome les lignes de communication qui fonctionnent, le système, construit comme une toile à plusieurs nœuds, pouvait survivre à une frappe nucléaire.
De la même manière, le capitalisme s’organise progressivement en réseaux de sites de production. Ainsi, lorsque des travailleurs font grève dans un coin du monde, des logiciels d’intelligence artificielle peuvent permettre une réorganisation automatique des chaînes de valeur de la production internationale, rendant les mouvements locaux de résistance des travailleurs potentiellement inutiles.
La numérisation de nos sociétés engendre une augmentation massive de la demande d’énergie dans le monde entier. La révolution numérique a également accru considérablement le besoin en matières premières.
Il serait donc logique que nous assistions à une poursuite de l’extractivisme dans les pays du Sud. Une difficulté particulière tient ici dans le recyclage des matières premières utilisées dans les puces, recyclage insuffisamment efficace. De plus, l’allongement des chaînes de valeur entraîne une augmentation des transports longue distance.
Dans les pays du Nord, l’industrie 4.0 favorise la centralisation des actifs de production. Les pays du Sud, cependant, sont confrontés à la menace d’une désindustrialisation prématurée. On en trouve une illustration très alarmante avec la mort annoncée du secteur du vêtement du fait de l’utilisation de robots fonctionnant à l’intelligence artificielle. Partout dans le monde, la force de travail est de plus en plus menacée.
Intégration approfondie et accords de libre-échange – Intérêts internationaux et révolution numérique
Les pays du Sud doivent veiller à ne pas tomber dans le piège de la dernière génération d’accords commerciaux défendus par les économies capitalistes avancées. Les accords commerciaux ne se concentrent plus prioritairement en effet sur les droits de douane à acquitter lors de l’exportation de marchandises vers un autre pays : ils se préoccupent désormais davantage « d’intégration profonde », concept qui renvoie autant aux échanges commerciaux qu’à la capacité d’influencer les affaires économiques et les politiques publiques, – avec implications constitutionnelles potentielles.
Afin de faciliter la convergence des normes entre les différents États-nations par-delà la diversité de leurs processus de décision, des instances de « coopération réglementaire » ont été mises en place l’année dernière.
Celles-ci sont composées en principe de représentants de la société civile et des administrations centrales des États participants. En réalité, seuls les représentants capitalistes et de l’industrie ainsi que des fonctionnaires d’État défendant des politiques néolibérales participent à ce processus de réglementation. Ce n’est que lorsqu’un compromis entre ces groupes est atteint que les gouvernements nationaux se voient présenter un projet de réglementation. Le mécanisme de coopération réglementaire fonctionne essentiellement comme une sorte de « parlement de capitalistes ».
Quel est le lien entre ces accords commerciaux, fondés principalement sur de nouvelles règles mondiales, et la révolution numérique ? Depuis quelques années, des sociétés transnationales (STN) et des entreprises et plateformes informatiques travaillent au développement de systèmes d’intelligence artificielle, se concentrant notamment sur différents moyens de collecter les données. Tout comme une agricultrice peut récolter n’importe quoi dans ses champs pourvu qu’elle ait accès aux ressources agricoles essentielles (terres, semences et moyens de production agricole), de même les STN ont besoin d’avoir accès à leurs ressource économique principale : les données.
C’est pourquoi les STN réclament un accès permanent aux « champs de données » de tous les pays du monde. Les accords de libre-échange (ALE) jouent ici un rôle critique via le contrôle des structures internes des systèmes nationaux d’écologie des données : les ALE, du moins dans leurs versions proposées par les STN, pourraient régir la manière dont les données sont produites, prélevées, traitées et finalement exportées. À bien des égards, cette vision des grandes entreprises technologiques états-uniennes et chinoises reprend le modèle colonial du XIXe siècle : en accordant aux entreprises informatiques étrangères le droit de collecter, traiter et exporter toutes les données en temps réel du monde entier, les pays abandonnent leur droit à être propriétaires de leurs données.
La lutte intracapitaliste
Les deux protagonistes du match capitaliste actuel sont la Chine et les États-Unis. Bien qu’elles dominent le terrain, ces deux nations affichent des capacités très différentes. Alors que la Chine a progressé rapidement, il lui manque encore l’envergure mondiale des entreprises états-uniennes. De ce fait, la Chine continue de défendre son modèle économique étatiste, dans un contraste assez saisissant avec les États-Unis. Actuellement, le sujet le plus controversé opposant les deux puissances est de savoir si les États peuvent contraindre ou non les entreprises à utiliser leurs serveurs nationaux.
Trois domaines différents de controverse sont visibles : le premier est la négociation directe entre les États-Unis et la Chine. Le second est la tentative d’un groupe mondial de 76 pays pour établir un accord international sur le commerce électronique. Ce groupe s’est réuni à Davos au printemps 2019. Alors que le pouvoir symbolique du groupe est assez fort, ses implications politiques réelles ne sont pas claires car la Chine et les États-Unis y participent avec des intérêts nettement divergents.
Le troisième groupe est un « zombie » : la Triade. Ce groupe comprend les États-Unis, le Japon et l’UE, et il a connu son apogée à l’époque fordiste dans les années 1970 et 1980. Pendant quelques décennies, seules des recherches en économie politique internationale d’inspiration marxiste utilisaient ce mot. Mais, – comme souvent avec les zombies, – le groupe est finalement réapparu au grand jour. En décembre 2017, lors de la dernière réunion ministérielle de l’OMC à Buenos Aires, la Triade a ainsi produit une déclaration commune, et elle y désigne explicitement la Chine comme son adversaire stratégique principal.
Indirectement, la Triade s’en est prise également aux autres pays en développement en déclarant qu’elle œuvrerait contre les subventions entraînant des distorsions de marché, contre les entreprises d’État, contre les transferts forcés de technologie et contre les exigences en matière de contenu local et de préférences.
Le marché mondial est donc actuellement un champ de bataille entre le leader mondial des technologies de l’information et de l’économie de données (les États-Unis) et son unique adversaire (la Chine). Quant aux 76 pays de Davos, dirigés par le Quartet (la Triade plus la Chine), ils s’opposent à un tiers-monde progressiste emmené intellectuellement par des gouvernements africains.
Čto delat ‘- On fait quoi ?
Les énormes possibilités ouvertes par l’intelligence artificielle rendent vain tout espoir de l’arrêter. Le défi consiste donc à contrôler celle-ci. C’est toujours nous, en tant que société, qui déterminons notre avenir, quand bien même les rapports de production capitalistes peuvent paraître plus puissants que notre volonté collective. À l’échelle nationale, nous devons faire pression sur nos gouvernements pour qu’ils rejettent tout accord de libre-échange concernant l’économie des données. Cela importe particulièrement dans le cas des pays du Sud. Nos données nous appartiennent, nous avons donc besoin au minimum de les stocker sur des serveurs dans notre propre pays.
C’est toujours nous, en tant que société, qui déterminons notre avenir, quand bien même les rapports de production capitalistes peuvent paraître plus puissants que notre volonté collective.
En d’autres temps, nous aurions affirmé que nous avons besoin de créer des « cadres politiques ». Aujourd’hui, ce dont nous avons besoin parmi nous, c’est d’experts de l’économie des données. Les syndicats doivent être capables de lire, développer et maîtriser les programmes informatiques qui servent à piloter les machines/robots.
Sur le plan international, nous avons besoin de renforcer les alliances progressistes afin de mettre un terme aux ALE. Nous devons trouver et rassembler les pratiques alternatives réussies concernant la manière d’utiliser les nouvelles technologies dans l’intérêt général, et les partager. Nous devons surtout réfléchir aux moyens de renforcer la souveraineté des peuples. Dernier point, et non des moindres : nous avons besoin d’espaces d’éducation populaire, au sein desquels il nous soit possible d’acquérir des connaissances vulgarisées nous permettant de nous émanciper en matière technologique, en lien aux plus récents développements dans ce domaine.